Tuer le kaki

Avant d’emménager à Québec, je n’avais jamais rencontré de militaires canadiens. Et chaque fois qu’un ou qu’une d’entre eux me fait mention de son métier, je ne peux réprimer un frisson. Pourtant, je tire une certaine fierté des missions de mon grand-père paternel au sein de l’armée française. D’où vient ma répulsion envers l’armée canadienne ?
L’armée a une image violente, totalitaire, voire de retardés mentaux en uniforme dans la pensée collective. À Québec, à cause de ( ou grâce à ) la proximité de Valcartier, la population accepte mieux la présence des militaires et les voit comme des gens normaux ayant une carrière normale. Pourtant, la guerre ne devrait jamais devenir la norme.

Tous ceux qui ont vécu la guerre s’accordent : c’est une expérience traumatisante. Les cris, la souffrance physique et psychologique, la violence, la douleur des autres, la peur, la mort, toujours cette mort glaciale et tranchante qui rôde autour. Le niveau de stress à tolérer en mission est surhumain.

Selon une enquête du réseau américain CBS, près de 17 soldats de l’armée américaine de retour de mission se suicident chaque jour. Par comparaison, plus de 31 900 soldats des États-Unis sont décédés au combat depuis 2003, année du début de la guerre en Irak, selon l’armée américaine. Dans la seule année de 2005, près de 6 200 soldats ayant servi dans l’armée se sont enlevé la vie. Ces chiffres troublants ne sont pas disponibles pour le Canada, mais on peut estimer qu’ils sont semblables.

 Certes, l’armée a un rôle de défense et d’aide humanitaire essentiel. Malgré tout, les Forces apprennent à tuer. Et cela, je ne peux le digérer. Mon grand-père a tué. J’ai l’échine congelée. Mon aïeul est décédé d’avoir enlevé la vie d’autres humains. Adolescent dans une Alsace occupée par les Allemands, Louis-Paul Muller a appris à se battre dans un contexte où la mort était inévitable. Il n’était qu’un enfant quand il a appris à se battre.

 Les jeunes sont de plus en plus visés par le recrutement au sein des Forces canadiennes. À coup de publicités dignes du prélude d’un film de James Bond, musique tragique et éclairage saccadé en prime, le gouvernement tente de rejoindre les adolescents en quête d’adrénaline. Diffusées dans les cinémas avant les films d’action, ces publicités sont marquantes sur grand écran. Mais la vie au sein des Forces canadiennes n’est pas un jeu vidéo. Les fusils sont réels, les coups de feu résonnent dans de vraies oreilles et le sang éclabousse vraiment le visage.

Il fut un temps où les combattants étaient vus comme des héros par la population. Maintenant, les contingents n’arrivent plus à rallier l’opinion publique. La mission en Afghanistan en est la cause. Promues comme étant un travail de paix, les Forces ont foutu un beau « merdier » dans ce pays déjà en piteux état selon nos valeurs occidentales. Cette guerre impopulaire où l’ennemi est si éloigné qu’il semble irréel n’entraîne aucune fierté patriotique. Pas comme ces combattants de la Seconde Guerre mondiale, si héroïques ! Pas comme mon grand-père au sommeil agité par les cauchemars de l’Indochine. Non, les soldats canadiens, dans leur uniforme kaki de camouflage dans l’autobus, ne m’inspirent ni pitié ni fierté. Ils ont tué, tueront, seront tués. Un kaki taché de sang…

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