« La Sonate à Kreutzer » : flirter avec l’œuvre d’art totale

La programmation assez audacieuse (Beethoven, Schnittke et Janacek), qui sortait la formation spécialisée en musique baroque et classique de sa zone de confort, mariée à une lecture sentie d’extraits de La Sonate à Kreutzer de Tolstoï par Jack Robitaille, nous a plongés dans une atmosphère passionnelle, dissonante, intense, qui nous est restée en mémoire et qui forge les grands moments musicaux.

Le concert s’ouvrait sur une Quintette à deux violoncelles en la majeur d’après la Sonate pour violon « À Kreutzer » de Ludwig van Beethoven. Chacun des trois mouvements était introduit par une lecture de Jack Robitaille et s’ancrait dans le propos violent du texte, dans la jalousie féroce du narrateur. La musique y trouvait une force décuplée par une logique devenue quasi-narrative. La ferveur de la première violoniste venait épouser le sens du texte et en amplifier la puissance, mais ce sont surtout les deux violoncellistes qui se sont démarqués, tant par leur performance que par le plaisir qu’ils semblaient y prendre, et ont conféré à la sonate, habituellement jouée avec piano, une dimension davantage poignante.

Après ce court mais agréable plongeon dans le romantisme précoce, nous fûmes propulsés dans la jeune modernité trop souvent ignorée, avec une œuvre d’Alfred Schnittke : Moz-Art à la Haydn pour deux violons solos et cordes. La pièce, qui récupère et réarrange des fragments de Mozart dans une brillante mise en scène « à la Haydn » (le départ graduel des musiciens qui fait référence à celle élaborée par le compositeur lors de la 45ème symphonie), fut tout à fait rafraîchissante, tant par l’interprétation dynamique que dans le choix même de l’œuvre. Plus que le jeu des musiciens – bien que la violoniste Michelle Seto ait brillé par son ardeur et sa virtuosité –, on se rappellera du jeu de lumière sobre mais efficace, où la pièce commence et se conclut dans une obscurité presque totale et d’un déplacement chorégraphique des musiciens. Une belle intégration donc, d’une œuvre un peu plus difficile mais qui insuffla une certaine nouveauté à la scène classique.

Le concert s’est terminé par le Quatuor n° 1 « Sonate à Kreutzer » de Leos Janacek, dont la frénésie passionnelle et l’intensité indéniable laissa la salle dans une béatitude troublée, comme l’attestèrent les applaudissements que l’on aurait crû sortis d’une hypnose. La lecture de Jack Robitaille, sa voix puissante et pleine de rage introduisant chaque mouvement, répondaient à la musique, y trouvaient des échos, en éclairaient la dimension grinçante et passionnée en une célébration justifiée de la fusion des arts. Le premier mouvement fut particulièrement percutant, mais c’est surtout le douloureux affrontement du premier violon et du violoncelle qui ressortir de ce moment final, tragique et somptueux.

Une excellente soirée, en somme, qui sut brillamment mettre en lumière les liens ténus existants entre la musique et la littérature.

Consulter le magazine