Manoir paquebot

Le vieux tacot franchit les immenses grilles blanches et va se garer à la seule place restante du stationnement, aux côtés de berlines noires si propres qu’elles brillent dans la nuit. Le journaliste qui en sort, l’allure débraillée et la clope au bec, reste immobile pendant un long moment. Il regarde le manoir immaculé, dont la façade est éclairée par deux projecteurs enterrés à même le sol, à gauche et à droite. Un silence pesant l’entoure.Plusieurs fenêtres laissent deviner, derrière les rideaux, des ombres mouvantes. Des arabesques argentées ornent les deux coins supérieurs du bâtiment qui fait penser à un paquebot tant il est imposant.  

L’entrée y est évidemment éblouissante : un grand balcon en béton et par-dessus, un dôme sur lequel est dessiné une représentation d’un ciel bleu avec ici et des nuages blancs aux contours flous.Les hommes et femmes qui traînent ici ont un verre de champagne dans une main et une cigarette dans l’autre. Ils sont en tenue de soirée, veston beige crème et pantalon de velours noir sur chaussures astiquées. De fines moustaches taillées en biseau barrent les visages des messieurs. Les femmes portent de lourds bijoux au cou et aux poignets. Leurs lèvres fines bougent mais aucun son n’arrive aux oreilles du visiteur.

 

Le journaliste écrase son mégot et pousse l’une des deux portes en bois qui grincent. À l’intérieur, une musique de jazz, jouée par un orchestre au fond de la pièce, se diffuse dans toute la salle de bal du rez-de-chaussée. Un cinquantenaire nerveux se tient derrière un pupitre, son pied bat la cadence plus vite que la musique. Il regarde fixement le visiteur, qui comprend.

–          Johnny Williams, journaliste. J’ai rendez-vous avec le baron Husmann pour une entrevue.

Il parcourt ses grandes feuilles blanches avant d’apposer son doigt un peu tordu quelque part, en bas de page. Puis il relève son regard, méprisant.

–          Oui, le baron vous attend dans la cour intérieure. C’est tenue de soirée exigée ici.

Le journaliste n’a pas entendu la dernière phrase, il se fraye déjà un chemin à travers les invités chics qu’il bouscule, recevant injures et insultes au passage. Il aperçoit, alors qu’il se tient à côté de l’orchestre et que la musique remplit ses oreilles, une porte anonyme. La poignée est en bois, étonnant. Williams se retrouve vite aveuglé par la lumière blanche émanant des lampadaires installés aux quatres coins de la cour intérieure. Il distingue, au fur et à mesure qu’il avance, une silhouette, corps chétif, le bras droit en l’air avec un verre à la main. Tout en fouillant dans sa poche de pantalon pour en ressortir un couteau, le journaliste crie :

–          Baron Husmann ?

Le baron ne répond pas, ne bouge pas, mais les yeux bleus du baron fixent intensément Williams, un grand sourire aux lèvres, une dentition blanche parfaite, petite moustache fine au-dessus.

–          Baron Husmann ?

Rien ne se passe, le couteau n’entre pas dans la chair, faisant gicler le sang à grands bouillons, il n’y a pas de chair, que de la cire bien tendue, la réplique exacte d’une peau propre, lisse, sans cicatrices. Williams, effrayé, lâche le couteau et court à toute allure, tourne la poignée en plastique qui se défait, bouscule à nouveau les invités immobiles cette fois-ci et en fait tomber quelques-uns, le choc des statues qui chutent sur le plancher verni.

Dehors, le journaliste s’arrête sur le balcon. Le silence noir de la nuit l’entoure. Dans la semi-obscurité, il ne voit que le point rouge immobile, suspendu dans les airs, des cigarettes à côté de lui. Il descend les quelques marches et se retrouve sur le stationnement, son vieux tacot ne démarre plus et les portes des autres berlines sont fermées à clé. Le journaliste se retourne et observe le manoir, toujours blanc, toujours paquebot, plus que jamais silencieux.

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