Alexandre fut vaincu par la maladie, insidieuse et sauvage, implacable, qui le ter­rassa et le jeta à terre un soir de banquet, à Babylone. L’habitait alors encore cette insatiable soif de conquête, d’infini et d’éternité, cette force immense d’un homme qui, ayant fini sa vie, ne savait pas mourir.

Pour seul cortège, Laurent Gaudé

Alexandre fut vaincu par la maladie, insidieuse et sauvage, implacable, qui le ter­rassa et le jeta à terre un soir de banquet, à Babylone. L’habitait alors encore cette insatiable soif de conquête, d’infini et d’éternité, cette force immense d’un homme qui, ayant fini sa vie, ne savait pas mourir.

Vers le monarque dépéris­sant, deux voix convergent et transformeront l’Histoire en lé­gende. Des montagnes de l’Arie vient Dryptéis, fille du Grand Roi Darius et veuve d’Héphais­tion, arrachée à la paix par un empire qui ne veut pas l’oublier. Depuis Pâtalipoutra, dans l’Inde lointaine, un mystérieux mes­sage est porté à travers l’Asie jusqu’aux portes de Babylone. Le conquérant expirera peu après l’avoir reçu, laissant der­rière lui un empire aussitôt rompu, balayé par les vents terribles de la guerre. Dryptéis, arrivée à temps au chevet du souverain, voyant de nouveau un monde sombrer, s’attachera alors au cortège funéraire du Macédonien. Guidée par la voix d’Alexandre, elle parviendra à l’arracher au « marbre lourd de l’Histoire » pour lui ouvrir les portes de l’éternité.

Laurent Gaudé, récipiendaire en 2004 du prix Goncourt pour Le soleil des Scorta, s’attaque ici à l’une des figures les plus imposantes de l’Histoire, pour mieux la lui arracher. Sous la plume de l’écrivain, élégante et évocatrice, puissante mais fine, Alexandre le Grand se ma­gnifie, et l’immensité du per­sonnage transcende l’égoïsme de son oeuvre pour toucher au sublime et à la légende. Le Macédonien n’est plus un roi, mais un mythe, une âme tourmentée mais grandiose. Et pourtant, Alexandre n’est guère, tout au long du roman, qu’un souffle, qu’une présence légère mais immense. Sa voix se mêle à celles, fortes et pro­fondes, d’Éricléops, messager fidèle, de Tarkilias, garde du corps jusque par-delà la mort, et enfin de Dryptéis, première et dernière des pleureuses de son vainqueur. C’est elle qui semble, autant qu’Alexandre, porter le poids de l’empire et de l’Histoire sur ses épaules. C’est vers elle que convergeront les derniers compagnons du sou­verain. C’est avec elle, surtout, que l’ultime message apporté au roi prendra tout son sens.

Roman choral, porté par une écriture splendide, Pour seul cortège tire sa force de ces voix multiples qui, comme prises dans un torrent indomptable, se heurtent et s’entremêlent, avançant toujours. Dialogues et descriptions sont rares, rendus accessoires par le souffle puis­sant du récit : ne demeurent que l’enchaînement des événe­ments et des pensées, la beauté des âmes nues, emportées malgré elles. Laurent Gaudé, avec cette oeuvre épique et mystique, va au-delà de l’his­toire, qui ne se révèle à nous que par petites touches fu­gaces. Devant Roxane, devant Ptolémée et Perdiccas, aux côtés d’Alexandre, il y a Dryp­téis, Tarkilias et Éricléops. De­vant l’Histoire, il y a le mythe. Et la légende.

Nathan Murray

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