Aperçu de la dixième œuvre littéraire de l’écrivaine d’origine chinoise Ying Chen intitulée «Espèces».

Une vie de chat

Une femme d’intérieur voit son mari la délaisser peu à peu. L’enfant trouvé qu’elle élevait disparaît. Cette femme devient inutile. Tellement inutile qu’une nuit, après un rêve où, féline, elle poursuivait un écureuil, elle se transforme en chat. Juste comme ça. Tant qu’à être inutile, autant y joindre l’agréable. Cette nouvelle identité lui ouvre les portes d’une liberté stimulante: le jour, elle paresse, mange, observe son petit monde et la nuit, elle mène une vie de chatte mondaine en compagnie d’autres chats du quartier.

L’histoire d’Espèces, roman de Ying Chen, ne manque donc pas d’originalité et d’intérêt. Toutefois, le récit semble manquer de structure, de progression. Assurément, cela est lié au fait que la narratrice ressasse toujours les mêmes thèmes: elle se félicite d’avoir été transformée en chat parce que sa relation avec son mari, devenu son maître, est maintenant plus agréable. Elle pourfend les propriétaires d’animaux domestiques qui décident de stériliser leurs bêtes: «Ce chat, à peine né, venait de perdre une partie essentielle de son corps, condamné à une vie sans sensualité intense, une vie d’après-ménopause semblable à celle de ses maîtres». Elle décrit l’attitude plus cordiale des voisins à son égard. Chen s’attaque à l’individualisme, qui amène les gens à élever un petit chat plutôt qu’un enfant.

Bien sûr, ces pensées ne sont pas dénuées d’intérêt, surtout qu’elles se transmettent, la plupart du temps, par l’ironie. Le problème se situe plutôt du côté du dosage: ces pensées constituent une bonne part du roman, ce qui crée un effet de répétition agaçant. La narratrice revient constamment sur les relations hommes-femmes, sur le fait que les gens sont plus à l’aise avec les chats dans des formules parfois aussi directes que: «Les humains nous aiment plus que leurs semblables», ou encore, en parlant d’un autre chat: «Ses maîtres le trouvent beaucoup plus facile à élever que leurs enfants, beaucoup plus attendrissant».  

À la limite, on peut se demander si le récit de la dame transformée en chat n’est pas un prétexte que l’auteure utilise pour transmettre des réflexions sur le monde. Dommage, car l’idée de départ constituait une belle trouvaille. On finit par avoir l’impression que le récit n’a pas été exploité à son maximum, que l’auteure est passée à côté d’autres éléments qui auraient pu être intéressants, préférant faire passer un message plutôt que de faire évoluer ses personnages.

La lecture demeure malgré tout agréable, grâce à la force de l’écriture. Les phrases de Ying Chen possèdent, de fait, un souffle élégant, mais sobre à la fois: «Je me figeais là comme une statue, une poupée, je m’y accrochais, tant le désintérêt de toute action, l’angoisse de rencontrer des gens, des regards surtout, mais aussi des paroles, la conscience de ma nullité et la peur de me ridiculiser davantage me paralysaient». On regrette que cette juste prose n’ait pu se mettre au service d’un grand récit.

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