L’impossibilité sud-coréenne

Si, du Canada à l’Europe, tous semblent révérer la nouvelle figure charismatique que constitue Barack Obama, plusieurs se posent aussi la question suivante: pourrions-nous, nous aussi, élire un citoyen provenant d’une minorité visible comme président? Si cette question taraude les Occidentaux, il ne faut pas croire pour autant qu’elle reçoive la même attention sur l’entièreté du globe.

Une réaction totalement différente, beaucoup plus frileuse devant l’immigration et l’intégration sociale et politique des minorités, est d’ailleurs particulièrement visible en Asie du Nord-est. Selon Gérard Hervouet, professeur titulaire au Département de science politique de l’Université Laval, l’immigration au Japon ou en Corée du Sud ne peut être conçue que comme temporaire et directement reliée à un besoin provisoire de main-d’œuvre. «Ces pays utilisent la main-d’œuvre étrangère sur le court terme, encadrant très bien ces travailleurs étrangers, mais n’envisageant pas leur intégration dans la société en dehors de ce cadre», explique-t-il. Il n’y a donc que peu ou pas de chemins menant à la citoyenneté ou même à la résidence permanente. Dans un tel cas, l’intégration politique des immigrants et des minorités visibles qui en découlent devient un sujet de second ordre. Cette exception du Nord-est asiatique est particulièrement frappante lorsque l’on envisage le vieillissement accéléré que vivent les deux pays démocratiques de la région, selon le spécialiste de l’Asie.

Une immigration en recrudescence
En Corée du Sud, le refus d’intégration politique ou sociale des immigrants touche, au-delà des ouvriers indonésiens, philippins ou nigérians travaillant dans les usines de Séoul, un groupe d’immigrants atypique : les Gyopos. Le terme Gyopo vient du coréen «haewae gyopo» et désigne un individu d’ethnicité coréenne étant né ou ayant vécu longtemps à l’extérieur du pays. Cette diaspora coréenne se dénombre par millions sur l’ensemble de la planète, mais aussi par centaines de milliers en Corée du Sud même. En effet, les Gyopos tendent, depuis les trente dernières années et le très grand essor économique, politique et social du pays, à revenir dans leur terre d’origine. Officiellement, l’État sud-coréen leur fait un traitement d’immigration spécial, dû à leur ethnicité, ce qui leur permet de revenir plus aisément au pays. Concrètement, la situation n’est pas si simple. Ces centaines de milliers d’immigrants venant de Chine, d’Asie centrale, de Russie et d’Occident se butent souvent à une réception glaciale lorsqu’ils essayent de s’intégrer
ou de se réintégrer dans leur société d’accueil.

Difficultés d’intégration
Zoya Kim est l’une de ces immigrantes. Cette Gyopo venant d’Ouzbékistan, mais vivant actuellement à Séoul, a décidé d’étudier, grâce à des bourses sud-coréennes, puis de travailler en Corée du Sud, il y a plus de cinq ans. La réalité de la non-intégration l’a cependant forcée à revoir ce qu’elle considérait à la base comme un rêve devenu réalité. Elle affirme d’ailleurs que les Coréens nés à l’étranger sont perçus comme une sous-classe de la population par la société d’accueil. «J’ai récemment réalisé que je ne serais jamais une “hanguk saram” [citoyenne de la péninsule coréenne] aux yeux de la population sud-coréenne. Je resterai toujours une “Gyopo”. Ça me fait comprendre que certains d’entre eux me considéreront toujours comme venant d’une “classe” inférieure, d’une “qualité” plus basse que la leur», déplore-t-elle. C’est cette différentiation constante qui l’oblige maintenant à se résoudre au fait que, tant qu’elle vivra en Corée du Sud, et malgré le fait qu’elle parle très bien le coréen et qu’aucun indice physique ne puisse la démarquer de la majorité, jamais elle ne sera considérée comme coréenne. Son nom et son accent la maintiendront toujours dans le statut de Gyopo.

Natalia Kang, une Gyopo-Ouzbek résidant et travaillant depuis plusieurs années à Séoul, assure même que sa condition de Gyopo la place dans une situation de ségrégation au sein de l’ensemble de la population coréenne, née et ayant toujours résidé en Corée: «C’est vraiment dur de constamment se faire regarder ou même de se faire insulter lorsqu’on parle russe dans le métro», confie-t-elle. Les commentaires désobligeants sont monnaie courante : «Mon employeur [un Sud-Coréen] m’a récemment dit, sur un ton léger et en me regardant dans les yeux, que jamais il n’accepterait que son fils marie une Gyopo». La complainte est généralisée dans les milieux de Gyopos ayant fait leur retour de Chine ou d’ex-Union Soviétique : la ségrégation est présente sur plusieurs plans, que ce soit pour l’emploi, les mariages, la position sociale, mais aussi la représentation au sein de la vie politique.

La situation n’est cependant pas exactement la même pour tous les Gyopos, certains s’en tirant mieux que d’autres. Selon les travaux de Jean Young Lee, professeur à l’université Kyunghee, la démarcation la plus évidente se situe entre les Gyopos venant d’Occident, qui sont perçus de façon relativement favorable par une société coréenne en soif de succès, et les autres Gyopos, venant pour la plupart d’Asie, habituellement beaucoup plus marginalisés. Une constante reste toutefois : le Gyopo demeure un étranger difficilement intégré dans cette société extrêmement homogène, ce qui en dit long sur les chances d’intégration d’un immigrant n’étant même pas d’ethnie coréenne.

Des défis à relever
S’il est très difficile de voir quelque changement que ce soit s’opérer dans les politiques d’immigration ou d’intégration des immigrants en Corée du Sud, une perspective d’avenir ne concevant aucun changement à ce sujet semble par contre clairement destructrice pour le pays. Selon des statistiques officielles, le pays fait face à un vieillissement accéléré, l’âge médian étant passé de 18,7 à 36,7 ans au cours des 50 dernières années. Cela est dû à un des plus bas taux de reproduction au monde (1,2 enfant par femme en 2008), à un haut taux d’avortement (près de 40 % du total des grossesses) ainsi qu’à un débalancement générationnel entre la proportion d’hommes et de femmes (1,13 homme par femme). Un ensemble de facteurs qui indiquent une inéluctable pénurie de main-d’œuvre, à laquelle une immigration réformée et plus ouverte pourrait servir de solution à moyen terme.

Un changement de cap est-il à prévoir pour autant lors des prochaines années? L’affirmative étonnerait vraiment Gérard Hervouet. Il lui semble improbable qu’un tel changement ait lieu en Corée du Sud ou au Japon, les barrières de l’homogénéité ainsi que de la haute concentration de ces populations étant trop grandes. De toute manière, l’intégration d’immigrants venant de l’étranger semble difficile à réaliser lorsque même les Gyopos sont constamment mis sur la sellette. Pour certains, l’idée d’élire un Afro-Américain semble bien lointaine et la question est plutôt de savoir si, un jour, ils pourront élire un Gyopo…

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