Photographie et chuchotement

Dans ce désert morose, telle photo, tout d’un coup, m’arrive; elle m’anime et je l’anime. C’est donc ainsi que je dois nommer l’attrait qui la fait exister : une animation. La photo elle-même n’est en rien animée (je ne crois pas aux photos « vivantes ») mais elle m’anime : c’est ce que fait toute aventure.

— Roland Barthes

Dans un régime d’images fixes, de photos qui viennent à nous sans que nous ayons besoin d’aller vers elles, il relève de l’évidence de dire que nous en consommons sans attention chaque jour un nombre incalculable en ne prenant que très rarement le temps de mesurer la portée que peuvent parfois avoir certaines d’entre elles. 

Par Emmy Lapointe, rédactrice en chef

Ce qu’elles ne disent pas
Lorsqu’on lit les mots de Victor Hugo au sujet de la cathédrale Notre-Dame de Paris qui brûle : « Au-dessous de cette flamme, au-dessous de la sombre balustrade à trèfles de braise, deux gouttières aux gueules de monstres vomissaient sans relâche cette pluie ardente qui détachait son ruissellement argenté sur les ténèbres de la façade inférieure. », de façon plus ou moins nette, on verra apparaître quelque part dans notre tête la cathédrale rongée par les flammes que rien ne semble pouvoir éteindre. Ainsi, le système verbal évoque un système figural. Des mots à l’image, le voyage se fait facilement, intuitivement, mais le chemin inverse est-il aussi simple ? Lorsqu’une image fixe n’est accompagnée d’aucun support verbal ou d’un support minimal, est-elle en mesure d’évoquer un système verbal à elle seule ? Selon des théoriciens du cinéma comme Roger Odin et Christian Metz, certains types d’images le seraient et certains médiums plus que d’autres, mais de ceux-ci la photographie serait exclue. Pour Odin et Metz, la photographie empêcherait de penser un monde, un récit dépassant l’immobilité et la rigidité du cadre. En fait, l’absence de mouvement et l’incapacité pour le.la spectateur.rice de voir dans la photographie autre chose qu’un geste référentiel rendraient difficile « l’effet de fiction » (Odin, 1987, p. 49). 

Plus encore, comme la photographie « se conçoit sur le mode de l’instantané […], c’est-à-dire de l’arrêt du temps, la technique photographique même s’avérerait inéluctablement rebelle à la capture de l’écoulement du temps, sans lequel il est impossible de produire un récit (Baetens, 2006, p. 68). » En d’autres mots, la photographie empêcherait la perceptibilité du temps qui passe et on ne pourrait, ainsi, en tirer que très difficilement un récit. 

Mais pour moi, c’est faire violence à la photographie que de la considérer ainsi, sans pouvoir narratif. Évidemment que la photo est fixe, que matériellement rien n’y bouge, mais cognitivement, elle peut bouger, il suffit que quelqu’un lui insuffle un mouvement, que quelqu’un la pense au-delà de ce qu’elle donne à voir. 

Le désir
Dans La chambre claire, Roland Barthes différencie deux types d’intérêts pour la photographie : le studium et le punctum. Le premier est extrinsèque, on va vers la photographie pour y puiser des informations qui peuvent être de tout ordre : culturel, historique, anthropologique, personnel, etc. Le second est intrinsèque et vient transpercer tout studium et fait émaner chez le.la spectateur.rice un désir dont la source est difficilement identifiable (Barthes, 1980). Le punctum par sa nature fuyante, impalpable, demeure propre à chacune de nos subjectivités. Ce punctum, en photographie, est aussi la naissance d’une volonté de voir, de s’attarder aux éléments imperceptibles au premier regard, mais qui se révèlent à celleux qui s’y déposent.Les indices du temps

L’un des reproches que l’on adresse à la photographie quand on parle de sa capacité à évoquer des récits, c’est son caractère instantané. Or, cette prémisse est fausse. Le geste contemporain du photographe qui saisit ce qui se trouve devant son objectif en appuyant sur un bouton est peut-être instantané, mais la photographie devant laquelle nous nous trouverons n’a rien, elle, d’instantané. Et j’insiste sur l’aspect contemporain du geste, puisque, historiquement, l’inscription de l’image était interminable. Des plaques d’étain et du bitume de Judée qu’utilisait Niépce et qui prenaient des jours et des jours à donner une image à peine déchiffrable au polaroïd en passant par le daguerréotype — invention qui suivit celle de Niépce et qui ne nécessitait plus qu’une quarantaine de minutes avant dimmortaliser un objet —, la prise d’images photographiques a encore à ce jour une histoire plus marquée par la non-instantanéité que l’inverse. 

Mais de toutes époques, la photo regardée par le.la spectateur.rice passe immanquablement par trois étapes : la préproduction, la production et la postproduction. Ces trois étapes sont oui, peut-être difficiles à identifier, mais elles sont perceptibles, elles existent et rendent chaque photographie porteuse de trois strates temporelles. 

À cela s’ajoutent deux autres indices visuels de la matérialisation du passage du temps : l’empreinte et le flou. Prenons la photo des traces de raquettes sur la neige. Le principe même de l’empreinte, c’est que l’on perçoit l’absence de ce qui n’est plus, ce qui en soit est extraordinaire puisque le plus souvent, l’absence est invisible, et c’est ce qui en fait quelque chose d’aussi violent. Mais au-delà de ça, l’empreinte retient en son sein la matérialité du passé et du présent du fait même de son existence; elle est ce qu’elle a été et ce qu’elle n’est plus. 

Si on dit simplement que le flou témoigne souvent d’un mouvement, c’est dire aussi que le flou existe dans la complexité de l’entre-deux, du « en train de se faire ». Le flou, semblable à l’empreinte, parce qu’il témoigne de deux états, en diffère toutefois à cela qu’il laisse incertain l’avant et l’après de son apparition. En d’autres mots, le flou est empreint de possibles, puisqu’il n’est la preuve de rien, d’aucune certitude, si ce n’est de celle de laisser toutes possibilités latentes, possibilités qui n’attendent qu’un sujet sensible pour les faire vivre.

Références
Baetens, J. (2006). Une photographie vaut-elle mille films ? Protée, 34(23), 67-76.

Barthes, R. (1980). La chambre claire : Note sur la photographie. Gallimard.

Odin, R. (1987). Production de fiction — Le rapport existant entre photographie et cinéma. In Pour la photographie. De la fiction (p. 18-103). GERMS.

 

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