Photo : Julie-Anne Perreault

« Que Dieu libère les Irlandais »

En roulant sur l’autoroute 20 pendant une soixantaine de kilomètres, vous rencontrerez rapidement une petite ville du nom de Berthier-sur-Mer. Cette ville est le point d’embarquement de plusieurs croisières, dont notamment une pouvant vous conduire à une île située au beau milieu du fleuve Saint- Laurent. La Grosse-Île fut le port d’entrée de plus de 4 millions d’immigrants. Elle est un morceau d’histoire et une parcelle de territoire que vous vous devez de découvrir.

1847

Les Irlandais ont traversé l’une des catastrophes les plus ravageuses de l’histoire européenne et « leur présence au Canada est en elle-même remarquable », explique l’étudiante à la maitrise en anthropologie à l’Université Laval, Vicky Langlois. Elle est également comédienne et guide-interprète à la Grosse-Île-et-le-Mémorial-des-Irlandais.

De 1845 à 1852, le mildiou, souvent désigné comme un « pseudo-champignon », se propage. Il détruit sur son passage les récoltes de pomme de terre, qui à l’époque, forment le seul revenu du pays. Cette contamination de la patate Lumper, ajoutée aux diverses lois mises en place favorisant l’économie britannique, cette monoculture mènera l’Irlande à la Grande Famine de 1847.

Les Irlandais quittent ainsi leurs terres affaiblies, vulnérables, et avec les conditions pitoyables de la traversée, la maladie est inévitable. Avec le mouvement des vagues, les pots de chambre se déversent dans les cales de bateau, que l’on surnomme « bateau-cercueils », propageant le typhus à une vitesse phénoménale.

À cette époque, la Grosse-Île devient une station de quarantaine et de désinfection qui accueillera les immigrants du mieux qu’elle peut. Le surintendant de l’île et son équipe médicale sont fiers d’avoir commandé 50 lits supplémentaires augmentant la capacité de l’île à 800 patients.

En deux jours seulement, soit du 19 au 21 mai, ce sont déjà plus de 1 700 immigrants qui débarquent à la station. Dans cette période médicale plutôt aléatoire et improvisée, l’île baigne rapidement dans un sordide chaos.

Ce défilé macabre prend fin le 1er novembre 1847. Les registres inscrivent finalement 5 424 décès à la Grosse-Île, 5 293 morts en mer et 3 597 décès à Montréal en plus de 22 infirmières, de 4 prêtres catholiques et de 4 médecins travaillant à la station. Ce sont environ 100 000 immigrants qui poursuivent leur chemin vers Québec et ses environs en 1847. Ce triste bilan ne concerne que la Grosse-Île et n’inclut pas les autres stations de quarantaine du Canada et des États-Unis. Au total, cette tragédie fait 50 000 victimes en mer pour un total de plus d’un million de morts.

L’histoire de la croix celtique

Une croix celtique haute de 15 mètres, connue comme étant la plus grosse au Canada, trône l’ouest de l’île et son flanc sud est visible par bateau par son flanc sud. Elle fut érigée à la mémoire des immigrants irlandais morts en 1847.

À la base de la structure, un court texte est gravé dans la pierre de granite en anglais, en français et en gaélique. Il est hallucinant de constater que le message en gaélique irlandais est bien différent des deux autres inscriptions. Vicky nous traduit les passages les plus frappants de la plaque celtique : « On y mentionne que les Irlandais ont souffert d’une famine planifiée, principalement causée par les lois de tyrans étrangers. On y dit également que Dieu a envoyé le mildiou, mais que ce sont les Anglais qui ont causé la famine ». Toute la puissance et la beauté de ce message résident dans son impossibilité d’être traduite, et de n’être déchiffrable que par les « vrais Irlandais » ou certains passionnés de langue. L’inscription en français conclut sur ces sages paroles : « Que Dieu sauve l’Irlande ». En gaélique irlandais, l’inscription prend une tout autre signification et termine ainsi : « Que Dieu libère les Irlandais ».

Que sont-ils devenus ?

« On estime que 40 % du Québec à des racines irlandaises », précise le chargé de cours à l’Université Laval et spécialiste de l’histoire de l’immigration au Québec et au Canada, Robert Grace. « Il est impossible de déterminer précisément le nombre de gens aux racines irlandaises puisqu’à l’époque, le recensement était fait par le père », m’explique-t-il. Effectivement, comme les femmes irlandaises ont survécu en plus grand nombre à la Grande Famine de 1847, celles-ci n’auront d’autres choix que de marier des Canadiens français et les traces de leur descendance se sont pour ainsi dire perdues.

Après un périple en navire de 45 à 60 jours, le problème de ces Irlandais ne s’est pas miraculeusement réglé en posant le pied sur le Nouveau Monde. Même si la religion catholique rapproche les Irlandais des Canadiens français, la langue leur en sépare.

En arrivant en Amérique, ils vont rapidement se déplacer vers les campagnes pour se disputer des emplois de manoeuvres. « Les terres près du fleuve appartenaient déjà aux colons canadiens », indique Monsieur Grace. « Les Irlandais vont donc se déplacer vers des régions plus éloignées comme les Cantons de l’Est ». Ces nouveaux arrivants vont malheureusement se disputer les emplois de manoeuvres avec les Français. Le groupe traverse plusieurs tensions et finit par s’isoler en micro-communauté un peu partout dans la province. On observe rapidement l’apparition de communautés, sociétés et municipalités d’Irlandais, qui par leur nomenclature, honorent leur histoire et leur culture. On reconnait d’ailleurs aujourd’hui une municipalité au nom d’Irlande et des villes comme Saint- Malachie, Sainte-Brigitte et Shannon qui furent fondées par ce groupe.

Tel que me le rappelle Vicky, plusieurs groupes, organisations et sociétés ont encore aujourd’hui pour but d’honorer les racines gaéliques du pays, notamment le Saint Patrick’s Society of Montreal. Il est également important de souligner que plusieurs villes du Canada ont également leur nom traduit en gaélique irlandais, tel que Toronto et Terre-Neuve.

Vous comprendrez donc qu’aujourd’hui le Lieu historique national de la Grosse-Île et le mémorial des Irlandais est devenu l’endroit de recueillement et de pèlerinage par excellence pour des gens de partout à travers le monde, d’origines irlandaises ou non. Elle a pour but d’instruire la population sur ce triste passage de l’histoire de l’immigration du Canada et du Québec. Il vous suffit aujourd’hui d’ouvrir n’importe quelle carte du Québec pour constater qu’un bout de l’Irlande a su grandir et s’épanouir ici.

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