Ce matin j’ouvre les yeux sur ma ville qui n’a pas fermé l’œil de la nuit. Le soleil s’est levé, les voitures circulent dans les rues et les piétons se frayent un chemin sur les trottoirs enneigés. En ce lundi, la vie reprend, mais il me semble que rien ne sera plus jamais pareil. Ce matin, tandis que je m’installe dans l’autobus, je ne ressens plus avec exactitude le sentiment de familiarité et d’aisance qui accompagnent normalement ceux qui se sentent chez eux et, tandis que je scrute les passagers du regard, le fossé se creuse entre eux et moi.
Comme si tout à coup, ma peau m’apparaissait plus foncée qu’à l’habitude. Comme si tous les regards qui croisent le mien lisaient mes croyances religieuses sur mon visage. Comme si aujourd’hui, à mon grand désarroi, j’étais un peu moins Québécoise. Je me surprends à scruter les visages des gens qui discutent autour de moi et à me demander si mon deuil est également le leur. Parce qu’hier soir, comme une gifle sur le visage, la fusillade à la mosquée m’a fait réaliser que tous mes concitoyens n’étaient peut-être pas aussi bienveillants que je le croyais et que parmi les centaines d’individus que je croise au quotidien, certains pouvaient nous considérer, ma communauté et moi, comme des étrangers. Tout à coup, je nous sens moins unis. Dire que pas plus tard qu’hier, je me réjouissais de vivre de ce côté de la frontière, dans un pays qui accueille les bras grands ouverts les victimes qui fuient les pays mis à feu et à sang à travers le monde.
Alors que pour la toute première fois en quinze ans je ressens une troublante insécurité dans la ville qui m’a vue grandir, je réalise, non sans honte, que je suis en train d’étiqueter les visages qui m’entourent dans les allées de l’Université, comme si je cherchais à identifier des coupables. Je comprends un peu plus comment la violence peut nourrir la peur et la division. Or, je refuse de me laisser abattre et de me sentir étrangère chez moi, parce que quelques-uns n’ont pas encore compris que notre force réside dans notre diversité.
Parce que le terrorisme n’est pas l’affaire d’une religion ni d’une culture, je comprends qu’aujourd’hui, le Québec en entier pleure ses victimes. Il ne s’agit pas d’un deuil qui touche seulement la communauté musulmane. Je comprends que les messages de réconfort que je reçois sans arrêt par ceux qui se réjouissent de me savoir vivante et me rappellent que nous formons un tout face à cette épreuve valent plus que la stigmatisation et le racisme. Plus que jamais, nous avons aujourd’hui besoin les uns des autres. Nous devons faire preuve d’ouverture d’esprit face à nos précieuses différences et répondre à la violence par la conciliation.
Mes pensées sont avec les victimes et avec tous les frères et sœurs québécois qui cherchent comme moi le courage pour faire face à cette épreuve.
Wira Alkozai, Québécoise d’origine afghane et de confession musulmane