Avec son plus récent long-métrage documentaire Les lettres de ma mère, en salle à Québec depuis vendredi dernier, Serge Giguère revisite à la fois une époque avec ses valeurs et ses croyances, sa jeunesse au sein d’une famille nombreuse, mais surtout la vie d’un personnage : sa mère. C’est à l’aide de lettres adressées à son frère aîné, d’entrevues récentes avec ses frères et sœurs survivants et de bricolages de toutes sortes que le cinéaste arrive à faire passer un récit personnel, mais universel, de la mémoire à l’écran.
Antoinette Vézina – Mme Hector Giguère comme le voulait alors l’usage – a porté plusieurs chapeaux au cours de sa vie malheureusement écourtée par la maladie : ceux d’épouse, de croyante, certes, mais également ceux d’entrepreneure à Arthabaska, de mère de 16 enfants. D’épistolière.
« C’est un hommage, elle avait du guts, affirme rapidement le cinéaste. Elle nous a laissé quelque chose. J’ai souvent dans mes films pris des modèles qui ne sont pas parfaits. Ma mère, ce n’est pas une femme parfaite, ce n’est pas une hagiographie que je fais. C’est une personne qui a un projet plus grand qu’elle-même, c’est comme une source vivante. »
De 1946 (année de naissance de Serge, 15e enfant de la famille Giguère) à 1957, Henri, le fils aîné parti étudier pour devenir prêtre, reçoit à intervalles réguliers des nouvelles de la maison. Le père, occupé à la shop de meubles, autant qu’au poulailler et à son sideline de barbier, est un personnage récurrent des lettres de la matriarche. Elle y raconte aussi sa dernière grossesse, ses créations comme couturière, les décès prématurés de Jean-Guy et Jean-Roch, le même soir de 1937.
Réflexion sur une époque
Les succès, déboires, joies et déceptions de ses enfants y sont abordés, surtout. Les méfaits et la détention d’Yvon, les mensonges de Gaston, les fréquentations de Jeanne Mance, le désœuvrement de Bruno, tout y est consigné, tantôt sur un ton sévère, plus rarement avec légèreté. « Dans Les lettres, j’ai gardé des valeurs, des valeurs d’entraide, de réussite, nuance Serge Giguère. Elle ne voulait pas que ses enfants soient des losers. »
Les lettres, dont l’existence fut portée à la connaissance du réalisateur il y a une douzaine d’année lors d’une réunion de famille, décelaient leur lot de surprises pour les survivants de la fratrie Giguère, plus de 50 ans après leur rédaction. Une occasion de réfléchir à l’écran sur les valeurs de la mère, miroirs de leur époque. « Je m’attachais juste à la période, je ne leur faisais pas raconter leur vie. À la période et à ce qui correspondait à ce que ma mère pensait de la réussite ou de la non-réussite de ses enfants dans laquelle elle mettait toute son énergie. »
Par ce nouveau film, celui qui s’est déjà consacré aux vies du géographe Louis-Edmond Hamelin et du chanteur folklorique Oscar Thiffault, voulait offrir au cinéma québécois un portrait réaliste des familles ouvrières du milieu du 20e siècle, loin des clichés véhiculés par d’innombrables œuvres de fiction. « Des bondieuseries, il y en avait plus que ça dans ses lettres, mais à un moment donné je trouvais qu’il y en avait assez, explique-t-il. C’est quelque chose qui nous a écrasé beaucoup. Nous, on est de la période où on commençait à prendre conscience de notre place dans le monde. » Bref, Serge Giguère nous présente une mise en récit bien ancrée dans le réel d’un moment de notre histoire, souvent réduit à sa compréhension pré et post-Révolution tranquille, à travers le personnage de la mère, dont la portée lui semble universelle.
« Moi, je n’ai jamais été militant, tout ce que j’ai pu faire c’est de rendre témoignage de notre imaginaire à travers des personnages comme ça. Ceux que je connais le plus, ceux que je fréquente. »
L’incontournable documentaire
Influencé à l’origine par la production documentaire de Gilles Groulx, Pierre Perrault ou Arthur Lamothe, Giguère a tout naturellement opté pour ce style afin de raconter l’histoire de sa mère et de sa famille. « Je ne me suis pas posé la question, abonde-t-il. J’ai toujours fait du documentaire. J’ai participé comme directeur photo à d’autres types de films, mais pas beaucoup. J’ai toujours aimé ça aller à la chasse, c’est cette forme-là qui m’a le plus interpellé. » Alors qu’il aurait pu prendre ses distances avec son sujet en le fondant dans une œuvre de fiction, il a préféré faire comme ses parents, c’est-à-dire de « tricoter » ou de « patenter » avec les ressources disponibles.
Les extraits de lettres, lus par la comédienne Muriel Dutil, sont reliés aux divers témoignages par des créations ludiques du cinéaste, souvent constituées de reproductions grandeur nature tirés d’un portrait de famille, une manière de théâtre personnel. Les émotions exprimées par les frères et soeurs Giguère, dont certains sont décédés depuis la complétion du film, nous renvoient inévitablement à nos propres relations familiales, à l’histoire de nos aïeux que l’on se soucie rarement de revisiter. Les lettres de ma mère nous présente la voix toujours originale d’un cinéaste qui, à bientôt 72 ans, regarde tendrement dans le rétroviseur et dresse un bilan qui n’est pas sans rappeler au spectateur que le temps passe. Une oeuvre d’une belle humanité.