Mon titre n’est pas tout à fait vrai, mais ça faisait plus accrocheur comme ça. Ces 10 000$ là, je les ai dépensés sur 4 ans et demi environ dans le bureau de Marie-Ève. Je lui ai sans doute payé un voyage ou deux, des Blundstone, des soupers de tapas, des bouteilles de vin à 25$. Quand je dis « je », je veux plus dire mes parents, parce que ce n’est pas vraiment moi qui ai payé, moi j’ai juste tendu l’argent à Marie-Ève à la fin de tous nos 50 minutes. Aussi, Marie-Ève ne s’appelle pas vraiment comme ça, mais du peu que je sais d’elle, je crois qu’elle préfère ne pas avoir l’attention sur elle. Et je ne sais pas pourquoi, mais je trouve que Marie-Ève, ça fait psy comme nom.
Par Emmy Lapointe, cheffe de pupitre aux arts
Ma première fois
J’ai 17 ans, presque 18. J’arrive d’une année passée à Montréal. Je ne veux pas être dans son bureau, je suis là, parce que mon père m’y oblige. J’achète la paix, parce que je ne sais même pas pourquoi je
suis là, je n’en ai pas besoin.
Avec Marie-Ève aussi j’achète la paix, je lui dis que je suis là, parce que j’ai de la misère à dormir. Je sais que je vais l’avoir, lui dire ce qu’elle veut entendre. Elle est encore au doc, dans 10 séances, ce sera fini, je l’aurai la paix.
On passe deux séances à faire mon bilan. Deux séances où je passe en revue toute ma vie. Je finis par manquer de détails, criss, ma vie peut se résumer en moins de deux heures, à quel point je suis banale au final.
Mais Marie-Ève, même si elle s’habille chez Simons, elle n’est pas si crédule que ça. Elle tique sur tout ce que je voudrais qu’elle ignore. Elle me gosse, je voudrais être dure avec elle, lui dire qu’on n’a pas besoin d’un pseudo doctorat, de six ans d’université, de problèmes personnels pas réglés pour être capable de faire de l’écoute active et charger 100$ la séance.
12e séance
Je suis toujours là. 1200$ dépensés, 500$ remboursés par les assurances de ma mère. Marie- Ève aussi est toujours là. Elle est aussi calme qu’au jour 1, moi aussi désagréable. Je réponds à ses questions ouvertes par des oui ou non. Plus ça va, plus elle fait des détours pour me parler, je pense que pour l’instant, c’est tout ce qu’elle veut : qu’on se parle.
35e séance
La seule technique qui fonctionne jusqu’à maintenant, c’est de parler de livres pour parler de moi. Je demande à Marie-Ève si je peux prendre une pause de quelques séances, que je lui écrirai pour reprendre un rendez-vous.
Plus ça change, moins c’est pareil
Je ne raconterai pas tous les stades que j’ai traversés dans le bureau de Marie-Ève, parce que c’est de ma vie dont il est question, et qu’au final, comme je l’ai dit, elle est assez banale. Mais j’ai fini par comprendre que j’avais un peu ma place assise dans le fauteuil rouge devant le sien. J’ai fini par la laisser entrer un peu dans ma tête, et elle l’a toujours fait doucement, sans forcer la porte, en enlevant ses Blundstone sur le seuil.
Je ne dors pas tellement mieux qu’à ma première rencontre, mais ce n’est pas grave, ce n’était pas vraiment pour ça que j’y allais, je pense. Je me connais mieux, je comprends pourquoi j’agis de telle façon ou d’une autre. Je suis même capable de ne pas agir comme ça des fois. Je ne suis presque plus en colère, et ça, c’est vraiment bien.
Je ne vois plus Marie-Ève depuis plus d’un an. Parfois, j’aurais le goût de me pointer dans son bureau et de lui déballer un tas de trucs, parce que même si je n’aimais pas me retrouver dans son bureau ikea, le bunker qu’elle m’offrait, j’étais contente de l’avoir.
J’ai été chanceuse d’avoir des parents qui voulaient et surtout pouvaient mettre de l’argent dans ma santé mentale.
C’est cave qu’à moins d’avoir envie de me mettre un plomb dans la tête, je ne puisse pas rencontrer un.e
psy à l’uni ou au CLSC. C’est cave que je puisse faire plâtrer gratuitement ma jambe cassée, mais pas ma tête. Avoir une jambe réparée, mais pas l’envie d’avancer avec, ça ne vaut rien.