En réponse à la crise financière engendrée par la COVID-19 dans l’industrie culturelle, le Front des artistes canadien (CARFAC) demande un revenu minimum garanti. Un tel programme relève-t-il de l’utopie? L’art devrait-il être entièrement considéré comme un service public?
Par Jessica Dufour, journaliste multimédia
Basé sur le principe du revenu universel et comparable à la Prestation canadienne d’urgence, ce programme social en serait une extension qui permettrait d’aider à la reprise économique des secteurs durement touchés par la pandémie, et de manière plus générale, d’atteindre une « dignité économique » et de « combler les besoins de base des Canadien-ne-s » selon la lettre au gouvernement signée par 75 000 artistes.
Mais comment fonctionnerait-il, et serait-il viable?
Comment ça fonctionne ?
Garantir un revenu mensuel de base et inconditionnel à tous les Canadiens en âge de travailler ou dès la naissance et jusqu’à la mort, c’est ce que proposent des groupes comme la CARFAC et Revenu de base Québec, qui trouve un écho au Canada avec le Réseau canadien pour le revenu garanti, et en France avec le Mouvement français pour un revenu de base.
La mission de Revenu de base Québec est de faire connaître et adopter le revenu universel « pour une société québécoise plus juste, plus efficace et plus libre ». Dans la section Comment le financer? de son site web, le Mouvement français pour un revenu de base propose « deux approches [qui] ne s’excluent pas mutuellement » : des taxes sur le revenu supplémentaire et une réforme de la création de la monnaie.
Ce sont actuellement les banques qui créent et détruisent l’argent en octroyant des prêts, mais ce système, selon le Mouvement, est inégalitaire, car « on ne prête qu’aux riches » ou, du moins, plus facilement et à un meilleur taux d’intérêt. Cette réforme impliquerait que « la création monétaire, plutôt que de se faire par le crédit, se fasse par la distribution à chaque citoyen d’un revenu de base : un dividende monétaire en somme. Un tel système permettrait que la monnaie en circulation soit plus permanente, que son volume soit beaucoup plus stable et maîtrisable par la Banque centrale. En outre, la monnaie étant directement distribuée aux individus qui ont le choix entre la consommer ou l’investir – notamment dans une entreprise personnelle –, elle alimenterait directement l’économie réelle ».
Combien ça coûte ?
Quartz, un magazine en ligne destiné aux gens d’affaires, donne un exemple de calcul simplifié des coûts du revenu universel. Pour un groupe de 15 personnes, si chacune reçoit 2$ en revenu de base, le coût brut serait de 30$. Les dix personnes les plus riches contribuent pour 3$, atteignant ainsi le montant nécessaire de 30$. Ils reçoivent ensuite leur 2$ de base comme les autres, baissant leur contribution à 1$. Le coût net – ou réel – du programme serait donc de 10$.
Selon Quartz, l’erreur la plus commune est d’établir le coût en calculant le montant versé à chaque individu, alors qu’en réalité, c’est beaucoup plus complexe. Une estimation juste du revenu de base considère qui en seront les contributeurs et qui en seront les bénéficiaires.
Ce serait donc une façon de redistribuer l’argent plus équitablement, d’amincir la marge entre riches et pauvres ou du moins de garantir un certain niveau de vie aux plus vulnérables. Plusieurs services sociaux comme l’aide sociale, le chômage, l’allocation familiale et la pension de retraite pourraient alors être abolis puisque déjà desservis par le revenu de base.
Un résultat incertain
Si l’on décide d’aller de l’avant, reste à déterminer son application concrète. Son élaboration nécessite en effet de considérer une multitude de variables et pourrait avoir un impact sur plusieurs secteurs publics comme l’éducation et la santé, tous deux financés par l’État. Quand le défi de répartir les fonds publics est déjà de taille, il semble difficile de croire qu’un tel projet de société soit envisageable.
Après l’Ontario et le Manitoba, le Québec s’est à son tour penché sur la question en 2017, mais les conclusions du comité d’expert ont laissé François Blais, alors ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale, perplexe et insatisfait selon un article paru au Devoir. Le problème semble être lié aux applications pratiques d’un programme d’une telle envergure. Il s’agirait en effet d’un changement drastique de société dont les répercussions sont difficiles à définir tant qu’on n’en a pas fait l’expérience et ce, sur plusieurs années.
N’ayant été testée qu’à petite échelle ou de façon temporaire, il est impossible de garantir le succès d’une telle mesure. Et comme la méthode privilégiée pour mesurer ses effets est le sondage, les résultats semblent manquer d’objectivité. Plusieurs livres ont été publiés par des économistes sur le sujet, mais ces ouvrages restent basés sur des conceptions théoriques.
D’après Ambre Fourrier dans son mémoire intitulé Que penser du revenu de base?, publié au HEC Montréal en 2017, il pourrait s’agir en fait, selon le type revenu de base instauré, d’une « liberté négative », « [d’]une aggravation des inégalités sociales, tout en permettant la poursuite de la destruction écologique en cours ». Ce programme alimenterait donc l’économie capitaliste en conférant un pouvoir d’achat minimum et une égalité des chances.
Nouvelle incertitude
Encore faudrait-il en déterminer les conditions. À quel moment peut-on se déclarer artiste et toucher un revenu de base? Combien d’œuvres et à quelle fréquence faut-il en produire pour demeurer couvert? Un artiste qui produit du contenu une fois aux dix ans peut-il conserver son revenu? Chaque nouvelle question semble révéler un terrain glissant. Qu’en est-il de l’offre et la demande? Le marché n’est-il pas déjà saturé d’œuvres musicales, visuelles, cinématographiques, théâtrales et littéraires? Faudrait-il au contraire le laisser s’autoréguler?
Afin de poursuivre sa réflexion, Impact Campus s’est entretenu avec Mélissa Verreault, Vice-présidente de l’UNEQ ainsi que chargée de cours en création littéraire à l’Université Laval.
Impact Campus : Il semble qu’au Québec, on perçoive l’art comme un passetemps, une lubie plutôt qu’une véritable profession. En quoi les créateurs contribuent-ils à la société?
Mélissa Verreault : Les écrivains, au même titre que tous les artistes, travaillent à construire notre culture, celle de laquelle on est si fiers lorsqu’on voyage à l’étranger, celle qu’on tient mordicus à défendre contre de prétendus immigrants envahisseurs, celle qui nous distingue de tous les autres peuples et qui nous a menés à une certaine époque à réclamer un pays!
Les écrivains, par l’entremise de leurs livres, racontent notre identité, nos valeurs, notre histoire, nos aspirations; ils mettent en mots des idées, des sentiments, des craintes qu’on est souvent bien en mal d’exprimer soi-même, nous permettant ainsi d’expérimenter la catharsis. Les livres qu’ils écrivent sont l’occasion pour les lecteurs de se divertir, mais aussi d’apprendre de nouvelles choses, d’élargir leurs esprits, de fréquenter l’Autre et l’Ailleurs, de développer leur empathie (plusieurs études ont prouvé que la lecture contribuait à forger la capacité des personnes à se mettre à la place de l’autre), etc. Et je pourrais continuer comme ça longtemps!
Voilà ce que je réponds toujours à ceux qui disent qu’être écrivain, c’est un hobby et non un métier, et qui prétendent que les écrivains ne devraient pas être payés pour leur travail, car celui-ci est en fait leur passion : Et les joueurs de hockey professionnels qui gagnent des millions par année, eux?!
IC : L’art circule de plus en plus librement, permettant sa démocratisation. Avec cette nouvelle accessibilité, le public semble de moins en moins vouloir payer pour les services et les produits culturels. Est-il plus difficile qu’avant de financer des projets? L’industrie gagnerait-elle à devenir un service public à part entière?
MV : Je ne sais pas s’il est vraiment plus difficile qu’avant de financer des projets, il y aurait plusieurs éléments à décortiquer dans cette question avant de pouvoir y répondre convenablement… Le monde et les façons de faire changent, ça c’est sûr, mais ça ne veut pas dire qu’il y a moins d’argent pour les arts et la littérature; c’est simplement que l’argent se trouve ailleurs (par exemple, les revenus publicitaires ne sont plus ce qu’ils étaient). Effectivement, au cours des dernières décennies, le public a été habitué à la gratuité du contenu et accepte de moins en moins de payer pour regarder des films, écouter de la musique, lire des livres. Or, ce même public doit comprendre que si tous les artistes qui donnent vie à ces films, cette musique, ces livres ne parviennent pas à être payés correctement pour leur travail, ils devront abandonner leur carrière artistique et embrasser un autre métier – parce que la « passion » et la « visibilité » ne payent ni le loyer ni l’épicerie. Une campagne de sensibilisation a d’ailleurs été faite à ce sujet il y a un an et demi : https://uneviesansart.ca/
Tout cela étant dit, je ne suis vraiment pas certaine que la solution réside dans une sorte de nationalisation des arts et de la culture. Si ces derniers devenaient des services publics, la liberté de création des artistes risquerait d’être entravée, et cela nuirait à la qualité des œuvres. L’industrie doit effectivement réfléchir à de nouvelles manières de se financer, mais elle doit rester indépendante du politique et de la structure étatique.
IC : La Prestation canadienne d’urgence est venue soulager la précarité financière des artistes, mais de façon temporaire. Qu’entrevoyez-vous pour l’avenir post-pandémie quant à la condition des créateurs et de l’industrie?
MV : La pandémie est venue démontrer à tous que le filet social qu’on croyait si solide et efficace au Canada était finalement assez bancal. Si les personnes vulnérables et vivant une situation de précarité financière avaient déjà été bien couvertes par des programmes d’aide, le gouvernement canadien n’aurait pas eu à improviser en mettant sur pied un tout nouveau programme de prestations! Bref, nous avons réalisé qu’il y avait encore beaucoup à faire pour assurer à tous les Canadien.ne.s des revenus minimums leur permettant de vivre dignement, peu importe leur situation personnelle – et cela va bien au-delà de la question des écrivains et des artistes. La covid a mis en lumière la position particulièrement précaire de ces derniers, c’est vrai, mais c’est pour l’ensemble de la population qu’il faut réclamer des changements, pas seulement pour cette catégorie de travailleurs.
En ce qui concerne les écrivains québécois plus précisément, je dirais que leur avenir sera beaucoup influencé par ce qui adviendra de la révision de la Loi sur le statut de l’artiste (c’est un autre dossier, mais fortement imbriqué dans la question qui nous intéresse ici, puisque c’est grâce aux modifications apportées à cette loi que les écrivains pourraient espérer obtenir un minimum de filet social, des assurances, de l’épargne-retraite, etc.).
IC : Croyez-vous que d’offrir un revenu de base aux artistes leur permettrait de se professionnaliser?
MV : L’absence de revenus fixes n’a jamais empêché les écrivains de se professionnaliser, cependant, il est clair que leur professionnalisation pourrait se faire de manière moins angoissante si un revenu de base leur était assuré! Ce revenu de base pourrait surtout leur permettre de se professionnaliser plus rapidement, puisqu’ils n’auraient pas à partager leur temps entre leur pratique artistique et mille petits métiers grâce auxquels ils parviennent à payer leurs factures.
Par ailleurs, le revenu minimum ferait en sorte que de véritables carrières pourraient se développer; les écrivains auraient le temps et les moyens de bâtir des œuvres entiers, pourraient s’engager dans des projets à long terme, déployer des idées plus ambitieuses. Dans l’état actuel des choses, les artistes et les écrivains sont forcés de réfléchir six mois à la fois, étant incapables de prévoir s’ils auront des sources de revenus suffisantes l’année suivante pour subvenir à leurs besoins, et cela influence sans aucun doute la nature des projets sur lesquels ils travaillent.
IC : L’instauration d’un tel programme nécessiterait d’en délimiter les contours, d’établir les conditions de son accessibilité. Quels en seraient les défis, les lacunes potentielles?
MV : Je suis moins outillée pour répondre à cette question. Par contre, selon moi, il serait important que tout citoyen canadien qui est en âge de travailler ait accès au revenu minimum garanti, peu importe son statut matrimonial, son état de santé, son domaine professionnel, etc. L’accès à ce programme ne doit pas être limité aux seuls artistes et écrivains – ce serait une bien mauvaise manière de le faire accepter socialement! Les défis sont nombreux, mais ça, c’est davantage un économiste qui saurait en parler avec pertinence.