Auto-publié en mars dernier par Sebastián Ibarra Gutiérrez, doctorant en génie des mines, La Dédoublure est un long poème d’une trentaine de pages. Désespoir et érotisme s’y côtoient, dans un paysage océanique où la mort est à la fois hantise et délivrance.
Par Jessica Dufour, journaliste multimédia
« Toda versión acuática de mi me escapa »
Le livre rassemble plusieurs traductions du même poème, montrant d’abord sa version originale en français, puis en anglais, en espagnol et en portugais. C’est donc une édition quadrilingue qui permet au lecteur de jongler entre ses différentes versions ou de le relire dans une autre langue où le sens et la sonorité des vers ne sont plus totalement les mêmes.
« And I flow like a menstrual vociferation »
Inspiré par des autrices dépressives, décédées dans la fleur de l’âge ou suicidées, La Dédoublure prend une voix de femme. Une voix plutôt crédible compte tenu du fait que l’auteur est un homme. Ce dernier dit d’ailleurs avoir été conscient de cette prise de risque : « J’avais un peu peur, avec le mouvement féministe, qu’on pense que je m’octroie le droit de parler pour les femmes. » Prendre le pari d’un « je » féminin, de nos jours, pourrait en effet être mal interprété. Mais Sebastián a été prudent. Il n’écrit d’ailleurs pas en tant qu’homme portant un regard sur la nature, l’intériorité et l’intimité féminines. Il adopte le point de vue d’une femme, se laisse porter par la voix des autrices comme Huguette Gaulin et Marie Uguay qu’il lit parallèlement à son écriture.
« Trépasser est une habitude comme une autre »
Un extrait de Lady Lazarus de Sylvia Plath se trouve d’ailleurs en exergue du poème : « Dying / Is an art, like everything else. / I do it exceptionnally well. » Cette strophe aura plusieurs échos tout au long du poème. Il aborde effectivement une mort cyclique, qui n’est pas sans rappeler le mouvement des vagues. Le lien entre la mer et la mort étant soutenu à la fois par le fond et par la forme.
« Pupille de mon carpelle / Défaite cataméniale »
La Dédoublure pourrait être considérée comme hermétique avec son langage soutenu, ses termes techniques, son assemblage de mots qui n’ont, à priori, aucun lien entre eux. La forme aérée, épurée contraste avec les vers en eux-mêmes, qui sont lourds de sens, d’adjectifs et d’adverbes. Il faut les peler, couche par couche, armé du dictionnaire pour déchiffrer les mots rares comme « estran », « linéaments » ou « dilacérées ». Et pourtant il s’en dégage une émotion trouble, un vertige, où mal de mer et mal de vivre ne font qu’un. On pourrait décider aussi de ne pas faire de recherche, de se laisser porter par la sonorité des mots davantage que par leur sens, comme si on lisait du Gauvreau.
« I am nothing but a tidal condition »
Malgré la cohérence du propos et son lien avec les thèmes, chaque strophe semble indépendante et pourrait tout aussi bien bénéficier de son propre espace. La construction varie de l’une à l’autre tout en gardant une certaine unité. C’est un rappel du mouvement des vagues, répétitif mais irrégulier. Il y a des ruptures dans le rythme, des ressacs. L’auteur précise : « Chaque vague de l’océan est différente de celle qui la précède. Et pourtant, c’est toujours de l’eau. C’est la même force qui va nous frapper, qui va insister, qui va miner, éroder. Cette notion d’oscillation est essentielle à l’océan et j’ai essayé de traduire ça comme pour la mort du personnage. »
« Que de crimes sur mes côtes outragées »
On se demande en lisant s’il n’y a pas une préoccupation écologique derrière ce concept de mer qui se meurt. Effectivement, pendant qu’il rédige, Sebastián apprend par l’équipage que le bateau sur lequel il se trouve transporte une grande quantité de déchets qui seront déchargés par la France sur la Martinique, d’une « France blanche [à] une France colonisée ». Cette découverte influencera son écriture, autant que l’immensité et la puissance de l’océan, réceptacle de tout, du vivant comme du mort ou de l’inanimé. Il soutient par contre que plusieurs interprétations sont possibles et préfère laisser le lecteur se faire sa propre idée, entrer en dialogue avec son livre.
« Tant de désolation et de houle »
Interrogé sur son choix de s’auto-publier, il évoque les restrictions de l’édition traditionnelle qui ne permettent pas souvent à des auteurs d’origine étrangère d’être publiés au Québec. Il nomme trois choses : une hésitation consciente ou non de la part des éditeurs, la tentation d’associer automatiquement ses écrits à son pays d’origine, ainsi que des critères de citoyenneté qui, selon lui, seraient potentiellement liés aux subventions gouvernementales. « En France et au Chili, il n’y a pas cette restriction-là. Mais comme je vis ici, je fais partie de cette communauté culturelle, à laquelle j’essaie de contribuer. Pour moi, ça n’a aucune logique de publier au Chili ou en France, même si ça pourrait me donner le prestige d’avoir été publié par un éditeur reconnu. » Il souligne que les règles du marché viennent « marginaliser davantage certaines voix », parle également des maigres rétributions accordées aux auteurs à la vente de leurs livres.
Sebastián a donc choisi de tout faire lui-même, « sans toutefois fermer la porte à une éventuelle publication via l’édition traditionnelle ». C’est lui qui met le livre en forme, qui cogne aux portes des librairies et qui organise ses propres lancements. Mais parce que l’auto-édition n’est pas reconnue officiellement, cette voie ne lui permet pas de recevoir de bourses ou de prix, en plus d’avoir moins accès à la presse, donc moins de visibilité et de reconnaissance pour son œuvre.
Entrevue avec l’auteur
Écoutez l’intégralité de l’entrevue ici.
Impact campus : Vous étudiez au doctorat en génie des mines. Comment avez-vous découvert la poésie?
Sebastián Ibarra Gutiérrez : La poésie, c’est quelque chose qui m’accompagne depuis l’adolescence. D’abord évidemment il y a eu l’école, les lectures obligatoires. Après, je me suis beaucoup impliqué dans le milieu culturel, notamment à l’Alliance française, qui est un centre culturel présent un peu partout. Il y en a une là où j’ai grandi, au Chili. Alors je me suis impliqué avec eux surtout en littérature et en cinéma, et donc voilà, j’ai commencé à enrichir ma liste de lecture avec des ouvrages en poésie. Ce n’était pas prévu. Il n’y a jamais de plan en ce qui concerne l’écriture, la lecture. Plus j’avançais, plus je m’intéressais à différents types d’écriture en poésie, d’abord en espagnol, qui est ma langue maternelle, ensuite en français parce que je travaillais en français, justement, et puis au Québec, quand je suis arrivé ici.
[…] Pour moi, la poésie offre cette multiplicité d’expression. On a cette liberté qu’on trouve rarement dans d’autres formats. Bien sûr, il y a les puristes qui vont dire que la poésie doit suivre des règles, de métrique [par exemple]. Mais aujourd’hui, dans la poésie libre, c’est un des avantages que j’ai trouvé génial, de pouvoir s’exprimer en liberté et en même temps en touchant d’autres disciplines.
IC : Pourquoi écrire d’abord en français – une langue que vous maîtrisez très bien, d’ailleurs –, puis traduire en espagnol? N’est-il pas plus instinctif pour vous, qui êtes originaire du Chili, de faire le contraire?
SIG : C’est une bonne question, on me la pose assez souvent. C’est difficile à expliquer. Mais ce qui se passe pour moi, c’est qu’il y a des idées, une petite phrase. […] Et cette idée me vient déjà dans une langue. Parfois l’idée vient en espagnol et après je vais essayer de la traduire en français [et vice versa]. [Mais d’une langue à l’autre], ça ne donne pas la même chose, ça perd de la force, de ce que je veux transmettre.
Cette façon [de faire] m’est venue tout naturellement lorsque je suis arrivé ici en 2013. […] C’était la première fois que je vivais en français. Ce fut donc une période de découverte des mots. J’ai commencé à prendre des petites notes et ça a vu le jour sous forme de recueil en édition bilingue.
Par rapport au langage recherché, il y a deux choses : [premièrement,] le bagage de ma formation en sciences et génie [dont] je [me] sers. Il y a beaucoup de mots spécifiques, techniques et je pense que ça fait partie de la poésie de vouloir
tout relier. Deuxièmement, je pense que la poésie doit servir à découvrir autre chose, [c’est] une façon de s’enrichir au niveau du vocabulaire, de la langue qu’on croit connaître.
IC : C’est un choix délibéré de faire travailler votre lecteur? Vous n’avez pas peur de le rebuter, à l’ère où la poésie épouse plutôt un langage familier, oral, voire cru?
SIG : Oui, j’ai des amis qui m’ont dit que me lire n’est pas facile, pas évident. Ça peut en décourager certains, c’est sûr, mais moi – et je pense que vous avez touché un point très important – j’ai cette intention de créer un dialogue, une conversation. L’auteur a quelque chose à dire, mais il y a [aussi] le lecteur – que j’appelle souvent le lecteur-spectateur, parce que la poésie est très imagée. Après, en discutant avec les gens, ils me disent : « Ici, moi je donnais telle interprétation » alors que moi, je n’y avais pas pensé, mais [ça reste] tout à fait possible. C’est le travail que doit faire le lecteur : ne pas être une entité passive, mais se questionner, remettre en question l’auteur. Parfois il y a du jeu aussi, et ça, c’est intéressant. Si je ne comprends pas un mot, j’ai deux choix : soit je vais le chercher dans le dictionnaire, soit je me fie à l’impression que j’ai de cette lecture. Et ça me fait penser à un chapitre du roman Marelle de Cortazar qui est écrit dans une langue qu’il invente, mais c’est la sonorité qui nous fait interpréter. C’est aussi valide [que] de vouloir chercher le mot pour comprendre ce qu’il veut dire. Ça fait partie de ce jeu.
IC : Avez-vous écrit en songeant déjà à le traduire ou ça vous est venu par la suite?
[…] Ça dépend. Mon recueil précédent, « L’océan à contretemps », j’ai essayé de l’avoir seulement en français et l’idée de la traduction m’est venue après. […] C’est important de créer des ponts vers les autres avec les langues. Je pense, d’une part, que le fait d’avoir une édition bilingue ou trilingue permet d’avoir une portée plus importante, de rejoindre des gens qui ont des origines différentes et aussi au lecteur de jouer avec les interprétations, de comparer les traductions. […] C’est aussi une façon de montrer que même si je suis Chilien et que je vais toujours l’être, je suis ici depuis huit ans et je suis capable d’écrire en français. […] Je dirais que c’est de la poésie québécoise que l’on écrit ici et justement ça permet de ne pas tomber dans les stéréotypes selon lesquels les Latinos font toujours leur vie en espagnol. Il faut chercher aussi à s’intégrer et je pense que c’est une bonne façon de le faire tout en gardant le lien avec cette richesse, parce que c’est une richesse de pouvoir le lire et le partager. […] Aussi, si on pense au livre comme un objet, c’est beau et c’est rare de trouver une édition quadrilingue. Ça crée quelque chose de différent.
IC : Vous dites avoir écrit La Dédoublure à bord d’un porte-conteneur. C’était dans quel contexte?
SIG : C’était lors d’un voyage d’un mois aller-retour du Havre, en Martinique. Les porte-conteurs admettent des passagers à l’occasion en nombre limité et avec des restrictions […]. J’étais le seul passager parce que c’était pendant [les Fêtes], donc j’ai eu l’occasion de vivre Noël, le Jour de l’an et la Fête des rois en haute mer. Ça a créé des liens avec les officiers, tous Français, et l’équipage philippin. […] Mais [comme ils devaient travailler], ça me laissait beaucoup de temps pour ne pas faire grand-chose. À bord d’un bateau, on est limité, surtout un porte-conteneur. Il y a la contemplation de l’océan, des paysages, la nuit, c’est magnifique. Mais dans la journée on a du temps pour soi, pour écrire et lire. C’est là que le projet de La Dédoublure a vu le jour.
IC : L’océan a l’air d’être un thème récurrent dans votre œuvre. Qu’est-ce qu’il représente pour vous?
SIG : On me demande souvent si la famille, mes amis me manquent, mais ce qui me manque le plus c’est l’océan. Je pense que seulement ceux qui ont vécu ou grandi à côté de l’océan peuvent comprendre. La géographie nous marque. C’est pareil pour ceux qui sont nés près des forêts, des montagnes. Les accidents géographiques vont nous forger. Pour moi, il y a cette question de l’océan et en parallèle, celle de la terre, avec ma formation en génie des mines. L’océan et ses sensations, c’est quelque chose de récurrent pour moi.
IC : Le fleuve Saint-Laurent arrive-t-il à compenser un peu ce manque?
SIG : Oui, chaque fois que je vais à Montréal, il faut que je fasse une promenade dans le Vieux port. Heureusement, le Saint-Laurent n’est pas un petit fleuve. Même si les sensations ne sont pas les mêmes, ça aide.
IC : Quel lien faites-vous entre la mer et la mort?
SIG : D’une part, il y avait l’influence de ce que je lisais à ce moment-là. C’était une époque où je lisais principalement des autrices qui se sont donné la mort, d’où cette fin tragique, tragico-poétique pour certains. […] D’autre part, je réalisais à quel point on est minuscule, même à bord d’un porteconteneur qui est énorme. Quand on est là, au milieu de l’Atlantique, il n’y a rien d’autre; c’est l’océan à perte de vue. Il y a eu deux tempêtes [pendant le voyage], si je me souviens bien. C’est un appel de l’océan qui est puissant. Côté poétique, c’était très fort.
IC : Le personnage féminin, c’est un peu l’océan?
SIG : C’est une des interprétations. Il y en a plusieurs. La mer, en Espagnol, c’est masculin (« el mar »), sauf en poésie où l’on peut parler de « la mar ». Évidemment, à la base, en français, c’est déjà féminin. Mais c’était aussi pour donner une voix à cette partie féminine, qui peut être chez quelqu’un peu importe s’il s’identifie comme femme ou comme homme, pour montrer à quel point il peut être dur, pour quelqu’un qui s’identifie comme étant « homme », mais qui n’est pas machiste, de sentir cette oppression, cette pression, ce qu’on attend de [lui], les rôles sociaux. Toute cette oppression dont finalement, dans l’écriture, la seule sortie de secours est à travers l’océan, à travers cette mort.
IC : Vous aviez prévu un lancement pour La Dédoublure qui a dû être reporté. Vous allez attendre après la pandémie?
SIG : Oui, on avait pensé en faire un à l’automne, mais maintenant avec les nouvelles restrictions tout est en suspens. Mais ça va venir.