Photo par Victoria Palacios

Mary Ann Bevan

Par Laurence Bertrand

 

1920

nous quittons l’Angleterre

 

les États-Unis nous montrent

leurs cicatrices d’immeubles

elles nous rappellent          maman

                                           ta chair

                                           trop rêche

 

***

 

Tu vois les nuages à Coney Island

faire des embardées

et le ciel fait le mort

intoxiqué par ces couchers de soleil

 

les magasins te fixent

autant que les passants dégoûtés

la beauté incinérée dans chaque vitrine

les maisons n’en peuvent plus de faire semblant

de te sourire

 

comprends-tu     maman

que seules les stations balnéaires

acceptent de te prendre dans leurs bras

sans t’insulter

 

***

 

Coney Island

est-ce plus superbe

que la ville de ta jeunesse

surtout les soirs où tu rentres

de Dreamland

 

les chênes tiennent leurs branches à bout portant

plantent leurs doigts dans la terre

 

tu longes les terrains

ils exposent leurs souches comme des muscles

à travers ta vision de moins en moins claire

tu les trouves plus beaux

que toi

la pluie coule avec hésitation

sur toi

 

tu marches          les épaules très droites

malgré tes migraines tes douleurs articulaires

tes responsabilités pesantes de mère

et tu oses croiser

le regard des fenêtres

 

tu franchis la porte de notre logement

ses intestins de corridors

tes yeux ouvrent leurs tiroirs

maman     écoute nos murs

se pourchasser les uns les autres

les portraits de tes parents

décédés

collent à ton palais

quelques tables restent

péniblement

debout

les lits peinent à rester couchés

 

le présent demeure-t-il

aussi merveilleux

 

***

 

Assise sur ton lit tu penses à l’Angleterre

à ceux qui sont partis ceux qui te respectaient

tu serres entre tes cuisses nos souffrances

à nous          tes enfants

la faim creuse nos ventres comme des tombes

les rêves de richesse rampent quelque part

sous tes paupières-vestiges

 

***

 

Tu t’endors

nos châteaux de sable jouent à cache-cache

entre tes côtes

le long de tes tempes tu aimantes

nos coloriages

réchauffes notre peau de soupirs torrentiels

 

en souhaitant que l’on connaisse la même jeunesse

légère

que la tienne

 

mais parmi les viscères de tes cauchemars

les rires tachés de sang

des spectateurs

de Dreamland

se cramponnent

au mât de ta colonne vertébrale

leurs rictus          dégoulinants de pages de journaux

avec ta photographie

leurs coups d’œil en lambeaux dans tes veines

 

***

 

Maman

tu le sais

demain tu retourneras à Dreamland

les lettres se donneront la main

formeront ces mots            Homeliest Woman

                                          ton titre

ces gens reviendront à Dreamland

leurs océans de murmures

pendus à ta robe

 

ils observeront

ce qu’ils appellent ta laideur

les jupes des femmes

claqueront plus que des fouets

au rythme de tes souvenirs

menottés

par ton ancienne beauté

 

tes pieds plus énormes

que le cercueil de papa

 

***

 

L’écorce de leurs haut-le-cœur

explosera

dès que tu t’affirmeras pleine d’espoir

                                     de nous imaginer vivre

                                     comme tu vivais à notre âge

 

sans leur haine qui chavire

contre nos langues

sans l’odeur des paumes qui se referment

sur ton torse

bombé

 

***

 

Maman

reste

 

chaque fois que tu vas à Dreamland

nous avons peur que les moqueries

te brûlent

que tes blessures secrètes entrouvrent leurs mâchoires

 

que les chapiteaux dévisagent ta mort

sans rien dire

que tes pupilles ne soient plus

nos écrans de cinéma

 

les fleuves des États-Unis

s’entrecroisent comme des jambes

aux cérémonies funéraires

 

***

 

Aujourd’hui remarques-tu

le passé fondre

remarques-tu plusieurs arbres

noués les uns par-dessus les autres

comme si la Terre croisait les doigts

 

notre pauvreté s’éventre-t-elle

à l’intérieur des garde-robes

maman te parfumes-tu de magnificence

tes lèvres nacrées d’aventures

 

tes reins se transforment

en nos livres d’images

des boîtes à surprises     plages magiques

 

***

 

Pourtant

jusqu’à la fin de ton existence

 

tu ne deviendras personne d’autre

que Mary Ann Bevan

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