Par Laurence Bertrand
1920
nous quittons l’Angleterre
les États-Unis nous montrent
leurs cicatrices d’immeubles
elles nous rappellent maman
ta chair
trop rêche
***
Tu vois les nuages à Coney Island
faire des embardées
et le ciel fait le mort
intoxiqué par ces couchers de soleil
les magasins te fixent
autant que les passants dégoûtés
la beauté incinérée dans chaque vitrine
les maisons n’en peuvent plus de faire semblant
de te sourire
comprends-tu maman
que seules les stations balnéaires
acceptent de te prendre dans leurs bras
sans t’insulter
***
Coney Island
est-ce plus superbe
que la ville de ta jeunesse
surtout les soirs où tu rentres
de Dreamland
les chênes tiennent leurs branches à bout portant
plantent leurs doigts dans la terre
tu longes les terrains
ils exposent leurs souches comme des muscles
à travers ta vision de moins en moins claire
tu les trouves plus beaux
que toi
la pluie coule avec hésitation
sur toi
tu marches les épaules très droites
malgré tes migraines tes douleurs articulaires
tes responsabilités pesantes de mère
et tu oses croiser
le regard des fenêtres
tu franchis la porte de notre logement
ses intestins de corridors
tes yeux ouvrent leurs tiroirs
maman écoute nos murs
se pourchasser les uns les autres
les portraits de tes parents
décédés
collent à ton palais
quelques tables restent
péniblement
debout
les lits peinent à rester couchés
le présent demeure-t-il
aussi merveilleux
***
Assise sur ton lit tu penses à l’Angleterre
à ceux qui sont partis ceux qui te respectaient
tu serres entre tes cuisses nos souffrances
à nous tes enfants
la faim creuse nos ventres comme des tombes
les rêves de richesse rampent quelque part
sous tes paupières-vestiges
***
Tu t’endors
nos châteaux de sable jouent à cache-cache
entre tes côtes
le long de tes tempes tu aimantes
nos coloriages
réchauffes notre peau de soupirs torrentiels
en souhaitant que l’on connaisse la même jeunesse
légère
que la tienne
mais parmi les viscères de tes cauchemars
les rires tachés de sang
des spectateurs
de Dreamland
se cramponnent
au mât de ta colonne vertébrale
leurs rictus dégoulinants de pages de journaux
avec ta photographie
leurs coups d’œil en lambeaux dans tes veines
***
Maman
tu le sais
demain tu retourneras à Dreamland
les lettres se donneront la main
formeront ces mots Homeliest Woman
ton titre
ces gens reviendront à Dreamland
leurs océans de murmures
pendus à ta robe
ils observeront
ce qu’ils appellent ta laideur
les jupes des femmes
claqueront plus que des fouets
au rythme de tes souvenirs
menottés
par ton ancienne beauté
tes pieds plus énormes
que le cercueil de papa
***
L’écorce de leurs haut-le-cœur
explosera
dès que tu t’affirmeras pleine d’espoir
de nous imaginer vivre
comme tu vivais à notre âge
sans leur haine qui chavire
contre nos langues
sans l’odeur des paumes qui se referment
sur ton torse
bombé
***
Maman
reste
chaque fois que tu vas à Dreamland
nous avons peur que les moqueries
te brûlent
que tes blessures secrètes entrouvrent leurs mâchoires
que les chapiteaux dévisagent ta mort
sans rien dire
que tes pupilles ne soient plus
nos écrans de cinéma
les fleuves des États-Unis
s’entrecroisent comme des jambes
aux cérémonies funéraires
***
Aujourd’hui remarques-tu
le passé fondre
remarques-tu plusieurs arbres
noués les uns par-dessus les autres
comme si la Terre croisait les doigts
notre pauvreté s’éventre-t-elle
à l’intérieur des garde-robes
maman te parfumes-tu de magnificence
tes lèvres nacrées d’aventures
tes reins se transforment
en nos livres d’images
des boîtes à surprises plages magiques
***
Pourtant
jusqu’à la fin de ton existence
tu ne deviendras personne d’autre
que Mary Ann Bevan