Depuis l’avènement d’Internet, l’industrie pornographique s’est variée presque sans retenue, fleurissant dans un environnement qui ne se régit que par l’offre et la demande. Parce qu’elle se soumet peu à la morale, elle est souvent critiquée, pointée comme responsable de l’angoisse de performance, des complexes et faisant la promotion de stéréotypes, d’inégalités dans les rapports. Le culte de la gratuité et les nouveaux modèles d’affaires ont amené les conditions de travail à se dégrader. De plus en plus d’alternatives ont vu le jour dans les dernières années, dans le but d’offrir un contenu plus égalitaire, plus sain. Quel avenir pouvons-nous alors entrevoir pour ce marché qui continue d’évoluer à une vitesse fulgurante?
Par Jessica Dufour, journaliste multimédia
La (trop grande?) liberté du web
On trouve une variété de catégories sur la plupart des sites populaires, du plus conventionnel au plus inusité comme les dessins animés ou les pastiches de jeux vidéo. Les seules limites semblent être celles des consommateur.rices. Et iels en veulent toujours plus. Comme pour les autres industries du web, peu de réglementation définit les limites de ce qui est acceptable comme contenu. Le cadre
légal existe pourtant bel et bien, mais presque aucun effort n’est déployé pour le faire respecter. Jusqu’à ce que les vidéos contrevenantes soient dénoncées.
Pornhub a récemment dû retirer une grande partie de son contenu et resserrer son protocole de mise en ligne après avoir fait l’objet de dénonciations dans le New York Times. De la pornographie juvénile et des relations non consenties se seraient en effet glissées dans son contenu.
Il est souvent difficile d’évaluer l’âge des acteur.rices, surtout dans certaines catégories qui valorisent la jeunesse – souvent aux limites de
l’âge légal. La catégorie Teen, par exemple, joue sur la définition de la majorité : eigthteen et nineteen sont considérés comme des âges adolescents dans plusieurs pays, même lorsque l’âge minimum de consentement y est établi à 18 ans.
Modèle économique
Depuis une douzaine d’années, l’industrie est dominée par des plateformes géantes de diffusion basées sur le modèle de YouTube et toutes rattachées au même empire : MindGeek. Pornhub en fait partie, tout comme RedTube, YouPorn et Men. L’entreprise détient également des studios de production, ce qui crée un monopole difficile à contourner.
En s’associant à ces plateformes de diffusion gratuites pour les consommateur.rices, les producteur.rices de contenu engrangent un certain revenu publicitaire en fonction du trafic qu’iels génèrent, mais cette logique les pousse à toujours vouloir
augmenter l’expérience, surprendre les consommateur.rices avec du contenu de plus en plus poussé, souvent au détriment de l’éthique et dans l’irrespect des travailleur.euses, qui doivent se plier à des exigences sans cesse renouvelées et pousser leur performance à l’extrême.
Cet empire a d’abord été créé sous le nom de Manwin par un programmeur intéressé au trafic généré par la pornographie, redéfinissant le modèle d’affaires de l’industrie qui, jusqu’alors, était encadrée, à l’instar du cinéma et de la télé. À l’explosion du web, les compagnies de production indépendantes s’adaptent, passant du DVD à la
distribution digitale, où elles doivent se battre contre les géants gratuits qui piratent leur contenu.
L’empire Manwin est ensuite racheté, devenant MindGeek, une machine capitaliste sans visage. En s’associant aux plateformes gratuites, les compagnies de production indépendantes doivent partager une grande partie des revenus qu’ils réussissent à tirer de la publicité, alors qu’elles assument, à elles seules, les coûts du tournage et
de la promotion.
Conditions de travail
Parce qu’exposé à une variété vertigineuse de contenu gratuit, le public devient difficile à impressionner, à surprendre, à captiver, à satisfaire. Les producteur.rices et les travailleur.euses doivent alors composer avec des conditions de plus en plus
exigeantes pour de moins en moins d’argent. Les témoignages de femmes qui se sentent forcées voire violées pendant le tournage abondent. Retirer le contenu auquel elles ont participé devient pour elles une quête impossible parce qu’il est rapidement diffusé partout, sans limite. Il peut bien souvent être téléchargé par n’importe quel
utilisateur.rice, puis partagé ailleurs.
On observe un crescendo dans la violence, des pratiques de moins en moins éthiques : insistance, ardeur exagérée, gifles, double, triple voire quadruple pénétration, jusqu’au déchirement parfois. Certain.es prennent des médicaments pour accroître leur performance, faciliter la dilatation ou encore s’engourdir. Les règles d’hygiène sont souvent contournées comme le montre la crise de syphilis survenue en 2012.
Perversité
Tant de choses sont reprochées à la pornographie: âgisme, sexisme, racisme, promotion de stéréotypes, inégalité des rapports et dans les rôles, violence, exagération, réduction des acteur. rices à leurs organes. Les mineur.es y sont exposé. es sans contrôle autre que la vigilance parentale.
On dénonce la présence de racisme sexuel dans la pornographie, notamment dans l’appellation « interracial », qui, « contrairement à ce qu’on pourrait croire, […] ne qualifie pas une relation sexuelle avec des personnes d’ethnies différentes. […] L’étiquette désigne uniquement les relations entre personnes blanches et noires. », peut-on lire dans L’étrange cas du racisme sexuel, rédigé par Martin Gibert pour Atelier 10.
Mais comment faire respecter l’éthique à une industrie qui œuvre dans les zones d’ombre de la moralité, qui joue sur le plaisir et les fantasmes, qu’ils soient sains ou pervers? La loi existe sans être appliquée, sauf dans les rares cas où le public s’en révolte.
Effets sur les rapports et les relations
Parmi les effets positifs de la pornographie, certains chercheur.euses « notent une augmentation des connaissances sur la sexualité, un climat plus érotique, ouvert et permissif ainsi qu’une amélioration de la vie sexuelle, de la perception et de l’attitude envers la sexualité et le sexe opposé », selon un mémoire doctoral de Geneviève Bisson intitulé Pornographie et bien-être sexuel : le rôle du secret et de la consommation en couple, publié à l’Université Laval.
Dans Bienfaits et méfaits de la porno, sur le site web de Canal vie, Marie-Ève Demers-Morabito, sexologue, dénote que « la pornographie peut parfois servir à augmenter le désir sexuel, [à] faire monter l’excitation, à développer l’imaginaire et à trouver des fantasmes sexuels. Elle peut aussi parfois servir à montrer comment pratiquer certaines activités sexuelles comme la fellation et l’utilisation de différentes positions sexuelles. » Mais elle écrit aussi que « de plus en plus d’hommes souffrent de troubles sexuels dus à une consommation excessive de pornographie [:] anxiété de performance, dysfonctions érectiles, manque de désir sexuel, éjaculation précoce, […] peur de l’intimité, désintérêt pour la sexualité avec une partenaire. »
Le discours de Marie-Ève Demers-Morabito s’oriente principalement vers le plaisir et les difficultés potentielles des hommes. Pourtant, les femmes aussi consomment et produisent du contenu pornographique.
Le rapport qu’entretiennent les femmes avec la porno serait-il plus sain que celui qu’entretiennent les hommes? Bien qu’elles se soient limitées à une catégorisation binaire, la plupart des études semblent en effet considérer que sa consommation diffère dans la fréquence et dans l’utilité selon le genre. Les hommes seraient donc plus à risque d’éprouver des difficultés ou de développer des comportements compulsifs, violents ou malsains à cause de la pornographie.
Elle aurait également, selon plusieurs études, tendance à s’immiscer dans les relations de couple. Geneviève Bisson s’est penchée sur la question dans son mémoire doctoral ayant pour but « d’examiner l’association entre la consommation secrète ou en couple de pornographie et le bienêtre sexuel des individus en couple. ». Dans cette étude, le bien-être sexuel se décline en quatre aspects : « la satisfaction sexuelle, les dysfonctions sexuelles, l’évitement sexuel et la compulsion sexuelle ». Selon ses résultats, les participant.es qui consomment de la pornographie en couple ou qui en parlent ouvertement avec leur partenaire rapportent une meilleure satisfaction sexuelle, éprouveraient moins de dysfonctions, moins d’évitement que les gens qui la consomment en solitaire et en secret. Quant aux comportements compulsifs, les données recueillies n’ont permis de démontrer aucune différence significative entre les deux groupes de participant.es. Il est à noter que davantage de femmes auraient répondu au questionnaire. Il est également difficile de déterminer si c’est véritablement le fait de consommer du matériel pornographique ouvertement et ensemble qui contribue au bienêtre des partenaires sexuels dans un couple ou si c’est parce qu’iels ont naturellement des pratiques saines qui favorisent la communication et l’ouverture dans leur couple que la pornographie leur est bénéfique.
Vers des alternatives plus éthiques
L’émergence de la pornographie amateure est venue offrir un petit contrepoids aux modèles de beauté gonflés, lichés, perfectionnés par la chirurgie et l’entraînement, aux membres disproportionnés. Des couples se sont mis à filmer leurs ébats, souvent sans inclure leurs visages afin de ne pas se faire reconnaître, et à les partager sur les grandes plateformes qui permettent à quiconque de devenir producteur de contenu. Mais l’amateur n’a plus rien d’amateur parce que calqué sur la porno traditionnelle dans la performance et l’exagération. Amateur est devenu une catégorie comme les autres où les compagnies de productions proposent du contenu à l’aspect naïf mais qui mettent en scène des acteur.rices professionnel. les.
Les livecams alors? Cette branche de l’industrie offre la possibilité de clavarder avec les modèles, donc d’entrer en relation, de participer au contenu qui se crée en direct, devant la webcam. L’utilisateur.rice peut alors payer à la minute, en fonction de ce qu’iel souhaite voir ou donner des pourboires par carte de crédit.
Certain.es prétendent que les modèles y sont plus libres, mieux traité.es, car iels paraissent en contrôle de leur travail, exerçant souvent de la maison, déterminant les prix ainsi que les limites du service offert. Mais ce ne serait plus le cas maintenant. Les utilisateur.rices seraient en effet de plus en plus exigeants et de moins en moins respectueux, habitués à voir des performances intenses. La quantité de modèles disponible les forcerait à rivaliser l’un.e contre l’autre pour attirer les consommateur.rices en baissant leurs prix, en intensifiant leur performance. Le milieu de la livecam serait devenu si compétitif que la majorité des modèles proviendrait de Roumanie ou de Colombie, où le salaire moyen ne s’élève respectivement qu’à 12 000$ et 6 000$ en dollars américains par année, d’après le Journal du net.
La porno féministe, quant à elle, se veut une contreculture : elle travaille à contrer la vision réductrice de la femme et de l’homme, à promouvoir la diversité des corps et des rôles. Son contenu, produit par des femmes, offre un contrepoids à la vision misogyne, aux rôles genrés et aux stéréotypes souvent véhiculés ailleurs. Les conditions de travail y sont basées sur le consentement selon Laura Meritt, fondatrice du mouvement PorYes, inspiré par le Toronto International Porn Festival qui diffuse et récompense des films érotiques « indépendants et progressistes » [traduction libre], voulant « élargir la discussion sur la sexualité positive » [traduction libre], puis combattant entre autres la masculinité toxique et la transphobie.
Bellesa, par exemple, fut créée en 2017 à Montréal, où l’industrie est bien établie depuis plusieurs années. Bellesa Plus, la version payante par abonnements de la plateforme web similaire à une chaîne télévisuelle, se décrit comme « le Netflix de la porno ».
Les alternatives qui promeuvent de saines pratiques sexuelles sont encore plutôt nichées. Malgré la nécessité d’un tel changement dans l’offre pornographique, une question demeure : les gens veulent-ils vraiment payer pour un contenu plus éthique? En devenant populaire, cette nouvelle avenue réussira peut-être au fil du temps à influencer le contenu consommé par la majorité du public, diffusé gratuitement par les multinationales.
Les sites québécois : plus scrupuleux? Les producteurs québécois semblent plus traditionnels dans leur façon de proposer leur contenu. Le site AD4X contrôle ainsi l’âge des utilisateur.rices depuis sa page d’accueil, comme le fait la SQDC. Pegas, quant à lui, associe un nom au corps des femmes – même s’il s’agit plus souvent qu’autrement d’un pseudo – alors que l’industrie massive tend à miser surtout sur les catégories et les mots-clés, ce qui a pour effet d’objectifier, de dévaloriser complètement les acteur.rices. Le site rivalise d’originalité avec son ton humoristique et décomplexé, bien que non inclusif à en juger par son slogan « allumé… ben raide » le suggère. Il propose même une pastille de goût afin de guider les consommateurs dans leur choix de « filles » en fonction de leurs préférences. Ils peuvent notamment choisir entre « légère et souple », « charnue et généreuse » ou encore « vive et corsée ».
Vers un avenir technologique Depuis quelques années, les producteurs indépendants comme Pegas et AD4X désignent la réalité virtuelle comme l’avenir de la porno.
Parce qu’un équipement spécialisé est nécessaire non seulement à la production mais aussi à la consommation de la réalité augmentée, celle-ci promet de se distinguer de l’offre gratuite et d’attirer des consommateur.rices fidèles. Pegas, par exemple, intègre déjà l’expérience immersive à son site en offrant notamment des orgies à 360 degrés. Davantage d’innovations de ce genre devraient voir le jour au fil des avancées technologiques et de leur adoption par les consommateur.ices.
Le documentaire intitulé Pornocratie : les nouvelles multinationales du sexe et réalisé par Ovidie, qui fut actrice et productrice de contenu adulte pendant 17 ans ,dresse le portrait de l’industrie pornographique, révélant une bonne partie des informations utilisées pour rédiger cet article.