Picasso et diversité corporelle : la prudence avant tout

Les semaines redeviennent chargées culturellement parlant chez Impact Campus, et c’est tant mieux. Après le théâtre, nous voici au Musée national des beaux-arts du Québec pour l’exposition Picasso. Figures, présentée par Québecor. En complément, dans un parcours continu, Ouvrir le dialogue sur la diversité corporelle, une exposition collective, « fait écho » à la première. Du 12 juin au 12 septembre au MNBAQ.

Par Emmy Lapointe, cheffe de pupitre aux arts

Je commence le texte en étant encore un peu mêlée. J’ai effacé plusieurs lignes jusqu’à maintenant, j’en effacerai plusieurs autres encore, parce que c’est tellement compliqué. Ça demande tellement de nuances, ça en prendrait à l’infini, mais je ne les ai pas toutes, elles viennent et je les perds aussitôt. J’ai peur de blesser quelqu’un, et je ne veux pas. Mais je ne veux pas mentir non plus.

Picasso et ses dangers
On nous dit en conférence de presse que l’équipe du Musée, au départ, était emballée à l’idée de pouvoir exposer Picasso. On la comprend, Picasso, c’est peut-être le plus (re)connu des artistes visuels du 20e siècle. C’est un gros symbole, et c’est une expo qui rapportera, ça, c’est certain.

On nous dit qu’en avançant dans le projet, l’équipe s’est rendu compte à qui elle avait affaire : un misogyne de première. Ce n’est pas un gros plot twist. Je le savais déjà, et quand je l’ai su, je n’ai pas été surprise non plus. Premier dilemme pour le Musée, exposer ou ne pas exposer ? Pour être franche, je n’ai pas d’avis sur la question. Je comprends les arguments d’un bord comme de l’autre, les deux points de vue coexistent, je ne pense pas qu’on soit obligé de trancher. En fait, je pense qu’on n’a pas encore suffisamment réfléchi pour pouvoir le faire. Sur une échelle entre l’autonomiste absolu (celui qui croit que toute œuvre doit être séparée de son artiste) et le moraliste extrême (celui qui croit qu’on ne peut jamais les séparer), je dirais que je suis un peu plus proche du second que du premier, sauf que ce n’est pas moi qui avais à choisir si j’exposais ou pas Picasso, une crisse de chance.

Visiblement, le Musée a décidé qu’il exposerait Picasso, mais, selon ses dires, en « [l’ancrant] dans notre réalité ». Pour y arriver, il a entre autres greffé à Picasso. Figures une exposition sur la diversité corporelle.

Figures a un nombre considérable d’œuvres du peintre espagnol. Des gros tableaux. C’est quand même saisissant de les voir à Québec. On nous parle de ses muses, de la violence avec laquelle il les traitait. Tant mieux. Si on parle de l’homme comme étant un génie (là encore, c’est bien compliqué comme terme), il faut aussi parler de ses ombres. À la dénonciation de ses agissements s’ajoutent des informations sur les œuvres, sur l’évolution de sa technique. L’exposition tente également de rendre hommage aux femmes de sa vie.

Diversité corporelle
On passe donc à travers six sections de Picasso pour finalement atterrir, au bout du trajet, dans l’exposition complémentaire : Ouvrir le dialogue sur la diversité corporelle. Douze artistes visuel.les sont exposé.es : Marion Wagschal, Arianne Clément, Haley Morris-Cafiero, Alain Benoit, ChasonYeboah, Fred Laforge, Kamissa Ma Koïta, Kezna Dalz et Les folies passagères (Maude Bergeron). Coup de cœur pour la pratique sculpturale de Fred Laforge (encore plus vrai pour sa dernière œuvre exposée à la sortie avec un texte d’Elizabeth Cordeau-Rancourt).

Heureusement, l’exposition a été montée à l’aide d’un comité consultatif sur la diversité corporelle formé de personnes-ressources : Mickaël Bergeron, journaliste et auteur, Cassandra Cacheiro et Sara Hini, cofondatrices de The Womanhood Project, ainsi qu’Elizabeth Cordeau-Rancourt, créatrice de contenu culturel. Grâce à sa sensibilité et son attention aux détails, la scénographie de Marie-Renée Bourget Harvey l’emporte sans aucun doute sur celle des salles précédentes.

L’appendice et autres considérations politiques
En soi, l’exposition de Picasso est bien. On montre son œuvre – on en parle peut-être trop peu toutefois – et on ne tait pas la violence du peintre. Celle sur la diversité corporelle aussi est bien même si je me questionne un peu sur l’effet que peut avoir la « mise en complément » d’une telle exposition sur la normalisation des corps « différents ».

Malgré tout, je suis mal à l’aise quand je pense à ma visite d’hier au Musée. Si mon malaise ne vient pas d’une des deux expos en particulier, il vient de leur union. Déjà, la première a été pensée sans la seconde, le dialogue qu’on a tenté d’imposer n’existe donc pas. Et c’est peut-être rough comme propos, mais ce ne sont pas quelques phrases sur les murs de Figures. qui pallieront à cette absence-là.

On a voulu parler des questions entourant la séparation de l’œuvre et de l’artiste, de misogynie, de diversité corporelle, de santé mentale un peu, mais le résultat final est un peu cacophonique. À force de vouloir parler de trop de choses, on finit par ne rien dire du tout.

D’un côté, on nous dit que Picasso a quelque chose de très cruel, des comportements, des propos répréhensibles, et d’un autre, on nous vend à la boutique des tasses, des coussins, des peluches à son effigie. « Picasso est un agresseur, on le sait, on est woke, n’oubliez pas d’acheter un toutou de sa face pour votre plus jeune à la sortie. » C’est ça que j’ai l’impression d’entendre quand je me pointe à la boutique du Musée pour trouver un collage d’un.e artiste exposé.e dans la deuxième partie et que je ne trouve rien d’autre que la face de Picasso.

Picasso fait faire du cash au Musée, mais avant de l’exposer, fallait rendre tout ça politiquement correct. Et dans cette visée-là, on a greffé une seconde exposition sur la diversité corporelle. Et même si elle a été montée dans toute la bienveillance du monde et qu’elle permet d’offrir une visibilité à des artistes à la pratique plus inclusive, reste qu’elle est là pour servir la première, pour la policer.

Par leur coexistence artificielle, les deux expositions sont perdantes, les deux sont un peu vidées de leur force.

 

Femme au fauteuil rouge, 1932, Pablo Picasso

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