15 août, j’accepte le poste de rédactrice en chef. Deux semaines et une moitié d’équipe engagée plus tard, on doit trouver le thème du premier magazine. On est d’accord; on ne veut pas quelque chose de trop lourd, mais au moment où on se rencontre pour décider du thème, le monde tourne carré. On ne peut pas faire comme si de rien n’était, mais on ne veut pas tomber dans le cynisme, dans le trop sombre. On a envie de parler de résistance, de ce qui continue à exister malgré tout, de la façon dont on s’adapte, le thème vient de lui-même : survivance(s).
Par Emmy Lapointe, rédactrice en chef
La lumière est toujours égale à une autre lumière
Dans Survivance des lucioles, George Didi-Huberman écrit dans les premiers paragraphes : « Les lucioles […] tentent d’échapper comme elles peuvent à la menace, à la condamnation qui désormais frappe leur existence. » Les lucioles sont, pour le philosophe et historien de l’art, à la fois vulnérabilité et résistance. Elles ne disparaissent que dans l’œil de celui ou celle qui ne les cherche plus.
La seule couleur, la seule forme
Dans une lettre de 1941, Pier Paolo Pasolini écrit la fin de l’adolescence, « une quantité énorme de lucioles », des joies irradiantes, « [d]es lueurs d’innocence » qui peuplent la nuit. Il écrit la poésie erratique des lucioles et les projecteurs au loin qui menacent un trop grand dévoilement, un aveuglement d’une blancheur à crever tous les yeux.
En 1975, Pasolini, dans une lettre publiée dans le Corriere della sera, annonce la disparition des lucioles. Pour l’écrivain et cinéaste, le ciel d’Italie n’abritait plus aucune luciole, « ces signaux humains de l’innocence anéantis par la nuit – ou par la lumière féroce des projecteurs ». Les lucioles de Pasolini ne sont pas mortes au temps de la noirceur du fascisme italien, mais sous les néons des « shows politiques, des stades de football, des plateaux de télévision ».
Mais Pasolini avait tort, les lucioles n’avaient pas disparu. « Pour savoir les lucioles, il faut les voir dans le présent de leur survivance : il faut les voir danser vivantes au cœur de la nuit. » Pour Pasolini, il n’y avait plus de communauté vivante, plus aucun signal lumineux, même saccadé. Il n’y avait donc plus rien à voir ou à désirer. Mais bien que lentes, bien qu’à ras le sol, bien qu’émettant une lumière très faible, « les lucioles ne dessinent-elles pas toujours […] une telle constellation ? »
Je t’en supplie, ne veux pas mourir
Il serait aujourd’hui admis que tous les êtres vivants émettent des flux de photon dans le spectre du visible ou de l’ultraviolet tout comme il est admis qu’il faudrait environ 5000 lucioles pour éclairer comme une bougie.
Mais Pasolini, ne pas voir cette lumière-là, annoncer la mort des lucioles, du désir, c’est dire que la survivance est morte elle aussi, alors que par définition, la survivance ne peut pas mourir. La survivance, c’est ce qui reste, ce qui demeure après la fin. Ce n’est pas le désir qui est mort Pasolini, c’est le désir de voir, de chercher le désir.