Attente ou absence, quand la solitude devient aliénante

Le film Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, réalisé par Chantal Akerman, est sorti en 1975. Nous suivons, pendant quelques jours seulement, une femme dans sa vie quotidienne, qui se prostitue chez elle, sur rendez-vous, et la relation qu’elle entretient avec son fils. Alors que le silence règne, l’absence des autres se fait ressentir. La solitude de ce microcosme renfermé sur lui-même nous gagne, nous sommes enfermé.es avec notre personnage. Le film est lancé, nous ne pouvons pas nous arrêter. 

Par Camille Sainson, journaliste collaboratrice

Akerman réalise un film qui s’inscrit dans l’hyperréalisme, jouant avec le temps cinématographique comme un temps réel ; les moments quotidiens, mécaniques, déshumanisés reflètent un train de vie s’écoulant aussi lentement que pour le spectateur.rice. Rien n’est surprenant, rien n’est divertissant, rien n’est rapide, mais c’est ce qui permet à Chantal Akerman de créer une mimésis surprenante, un tableau de vie plus vrai que nature. L’écran de cinéma devient alors un miroir nous renvoyant notre propre reflet. Un reflet dans l’attente. Nous sommes pleinement immergé.es dans cette cuisine, dans cette chambre, dans ce salon, dans ces lieux communément appelés « pièces de vie », mais qui, ici, ne sont plus que mutisme, torpeur et léthargie. Il faut donc dépasser son horizon d’attente, dépasser ses conceptions classiques du cinéma pour voir dans ce film une tentative remarquable de faire surgir l’émotion du silence. 

La caméra est, elle aussi, confinée dans l’appartement. Oubliés, les travellings et les panoramiques – tous les plans sont fixes. Toutefois, cela n’empêche pas Chantal Akerman de les composer comme des tableaux. Puisque rien ne bouge, le.la spectateur.rice a le temps d’observer le cadre, de s’éloigner de la torpeur d’un film traditionnel pour étudier ce qui se passe à l’écran. Les plans, loin de durer pour servir une fonction narrative, s’en détachent et s’écoulent lentement. 

Et puis, la fin nous surprend, nous sort de notre apathie généralisée, nous interroge sur ce qu’il vient de se produire, là, juste sous nos yeux. Alors que notre personnage nous semblait passif, enterré dans une routine redondante, nous sommes saisi.es par ce jaillissement de violence. 

La volonté de la réalisatrice était de créer un film « sur l’espace et le temps et sur la façon d’organiser sa vie pour n’avoir aucun temps libre, pour ne pas se laisser submerger par l’angoisse et l’obsession de la mort », Finalement, le personnage de Jeanne semble s’être fait rattraper par cette angoisse de la mort, mort qu’elle a tenté d’assassiner, mais qui la retrouve, inlassablement, dans cette obscurité solitaire. Son voyage, notre voyage, se termine sur cette image : Jeanne est assise à table, seulement éclairée par les lumières de la ville. Ce plan d’une longueur insolente clôture une tentative de 3h30 de représenter la vie dans ce qu’elle a de plus intime, de plus viscéral. Il n’y a pas d’accompagnement musical, seuls les bruits de la rue, étouffés, nous parviennent. Nous sommes face à elle et à son crime, dans cette salle à manger déshumanisée, où les taches de sang sur le vêtement blanc nous rappellent l’horreur qui vient de se produire. Jeanne ne bouge plus, elle semble attendre, que le jour se lève peut-être, attendre comme l’Homme qui dort de Perec; « attendre seulement jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à attendre : que vienne la nuit, que sonnent les heures, que les jours s’en aillent, que les souvenirs s’estompent ». 

 

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