Par Camille Sainson, journaliste collaboratrice
« La terre nous en apprend plus long sur nous que tous les livres. Parce qu’elle nous résiste. »
Ces premiers mots ouvrent le roman de Saint-Exupéry. Saint-Ex pour les intimes. Tout le monde le connaît de près ou de loin, du Petit Prince à Vol de Nuit en passant par Courriers Sud. Écrivain français majeur du XXe siècle, ayant connu la guerre, aventurier des grands espaces, pionnier de l’aéropostale, ses récits à la portée philosophique sont désormais connus mondialement. Attardons-nous aujourd’hui sur son petit roman, Terre des hommes, paru en 1939. Juste avant la guerre. Rien que le titre fait office de manifeste, d’un legs dédié à l’humanité. Composé de plusieurs récits autobiographiques, c’est à travers les yeux de l’écrivain que nous survolons des paysages français comme des provinces lointaines, arides, désolées, loin de toute humanité. On se glisse dans ces pages de papier comme si nous étions dans la carlingue d’un avion, un amas de tôle, fine épaisseur entre nous et le vide, entre nous et le monde vu d’en haut. Explorateurs, nous survolons les Andes, ces montagnes qui font rêver, mais qui s’avèrent être aussi mortelles qu’un écueil à fleur d’eau. Qu’en est-il de la vie et de la mort, perché tout là-haut ? Lorsqu’on peut toucher du doigt la voûte céleste, quand nos seuls compagnons sont les doux fanaux d’étoiles lointaines, quand le silence est tout ce qui nous reste ?
« Quand nous prendrons conscience de notre rôle, même le plus effacé, alors seulement nous serons heureux. Alors seulement nous pourrons vivre en paix et mourir en paix, car ce qui donne un sens à la vie donne un sens à la mort. »
L’écrivain nous raconte alors comme il a de peu échappé à la mort, alors qu’il s’était écrasé au milieu du Sahara libyen. Noyé dans cette immensité de sable, la soif devient sa pire ennemie. Il redoute le moment où ses yeux se rempliront de lumière, moment qui annoncera la fin, la chute du corps, l’évaporation de l’âme. On peut tenir dix-neuf heures sans boire au milieu du désert. Les mirages entourent l’aviateur, le tentent et le distraient, le font avancer, parfois reculer, mais il continue de marcher. Il le faut. S’il s’arrête, il mourra, il le sait. Il sera finalement sauvé par un Bédouin, un homme à qui il devra la vie. Cet épisode au centre du désert est celui de la solitude, de la peur, du courage aussi. Loin d’être un récit de fiction, le caractère authentique de l’œuvre nous prend aux tripes : serions-nous capables de faire de même ? Face à l’adversité, à la force meurtrière de la nature, aurions-nous la volonté de nous relever ? De continuer d’avancer ?
L’engagement de l’auteur dans la résistance, son dévouement pour sa patrie et ses qualités littéraires font de lui une figure particulière, quasi mystique, une force humaine qui a su rivaliser avec la nature, dompter les tempêtes, apprivoiser la nuit. C’est en 1944 qu’il s’évanouit, dernier reflet de fer sur la mer, englouti par les flots, dans la carcasse de son avion. Terre des hommes devient un testament, un appel lancé depuis les ténèbres en quête de sens, de vérité, d’humanité. Saint-Exupéry avait foi en cette terre parfois hostile, dangereuse, inhospitalière, mais qui, parce qu’elle est la terre des hommes, renferme un espoir, celui de la fraternité.
« Je renonce donc peu à peu au soleil. Je renonce aux grandes surfaces dorées qui m’eussent accueilli en cas de panne… Je renonce aux repères qui m’eussent guidé. Je renonce aux profils des montagnes sur le ciel qui m’eussent évité les écueils. J’entre dans la nuit. Je navigue. Je n’ai plus pour moi que les étoiles… Cette mort du monde se fait lentement. Et c’est peu à peu que me manque la lumière. La terre et le ciel se confondent peu à peu. Cette terre monte et semble se répandre comme une vapeur. Les premiers astres tremblent comme dans une eau verte. »