*TRAUMAVERTISSEMENT
« d’elle à il, un sursaut, un cri de révolte contre l’innommable. comment arriver à regarder en face le viol, la trahison ? parents, proches des victimes, système judiciaire ferment parfois les yeux, entre lâcheté et ignorance. il faudra pourtant le courage et la parole pour survivre aux monstres de la nuit et déjouer la solitude qui se glisse sous les portes closes. dans ce recueil d’une candeur désarmante, loup gauthier convoque ainsi l’enfant, l’être blessé, le bourreau, l’absurdité d’un processus de réparation qui exige de mourir à soi-même une seconde fois » (Éditions de l’Écume, 2022).
Par Frédérik Dompierre-Beaulieu (elle), cheffe de pupitre aux arts
21 septembre 2022. 17h30. Saint-Suave Librairie-Café.
C’est le lancement du recueil de poésie de Loup Gauthier, dix secondes en fermant les yeux. Quatrième titre des Éditions de l’Écume, l’oeuvre du nord-côtier, actuellement étudiant en études et pratiques littéraires de l’Université Laval, n’est pas encore déballée, comme encore secrète, mystérieuse. Le public discute, l’éclairage est tamisé. Le ton est sympathique, cordial, intime. Bienveillant. J’y suis venue avec des amies, des nord-côtières elles aussi. On s’installe, un peu gênées. On salue quelques personnes, ici et là.
La soirée débute. On nous mentionne d’emblée que les boîtes remplies du livre de Loup, on les ouvrira ensemble. Ce déballement commun est le gage d’un désir de libérer la parole. Cette volonté, elle marque également l’oeuvre, qui, nous dit l’équipe de l’Écume, est d’ailleurs porteuse d’une parole plus moderne que leurs oeuvres précédentes. Une parole plus dure, aussi.
On nous mentionne également qu’en raison des thématiques abordées, notamment lors de la lecture publique de certains extraits, un intervenant de l’organisme Gris Québec est sur place pour offir son écoute et son support à celleux qui pourraient en ressentir le besoin, à n’importe quel moment dans la soirée. Des documents concernant la diversité sexuelle et de genre sont disponibles. Le Saint-Suave se pose alors comme un safe space pour toustes, attention que je trouve touchante, et surtout révélatrice d’une conscience de soi et de l’autre, d’un soucis de respect et d’inclusion qui transcende justement le simple traumaverstissement. Prenez des notes. [insérer émoji de paires d’yeux qui regardent sur le côté]
Loup s’installe à l’avant. Il épluche les feuilles au fur et à mesure que sa poésie résonne dans la salle, les pages tombant une à une au sol. Tout le monde est attentif.ve, ému.e, profondément porté.e par ses mots, sa voix, et cet instant que l’on partage toustes, dans l’ici et le maintenant. Un avant goût fort qui sonne le début de quelque chose de grand pour dix secondes en fermant les yeux. Les larmes me montent aux yeux. Je me cache et me sèche rapidement, en espérant ne pas avoir fait couler mon eyeliner qui m’a pris trop de temps à parfaire [comedic relief]. C’est l’heure de la dédicace, du partage, de la discussion.
***
Quelques jours plus tard, je me plonge enfin dans la lecture de dix secondes en fermant les yeux. J’ai attendu, parce que je voulais prendre le temps. Pour vrai, je veux dire. Je ne voulais pas le lire dans l’urgence. Je voulais prendre le temps de me poser dans le blanc des pages, dans cet interstice entre les silences, la voix et le corps qui disent la douleur.
Soyons clair.e.s : bien que les moments d’ombre et de lumière se côtoient, dix secondes en fermant les yeux n’est pas une lecture facile, non pas parce que la poésie de Loup est illisible, au contraire. En fait, elle est difficile à lire parce qu’elle nomme les choses, la souffrance qui habite, et principalement parce qu’elle est sensible. Déjà, la couverture noire matte à l’écriture en relief dissimulée dans l’ombre est annonciatrice de ce qui nous attend, sous les portes closes. L’oeuvre s’ouvre ensuite néanmoins sur des pages aérées, et, surprise, laisse d’entrée de jeu entrevoir des inscriptions en braille, que l’on ne pourrait pourtant toucher, comme ce témoin de l’indicible, de l’impensable et de l’inaccessible. Comme si, avec Loup, on entâmait l’oeuvre à l’aveugle nous aussi, avec une pause de dix secondes en fermant les yeux. J’y vois, d’une certaine façon, ce rapport particulier, voire conflictuel au corps, le symbole d’une dislocation, d’une rupture ou alors d’une dualité qui entraînent les lecteur.rice.s avec elles. Une inadéquation, plutôt.
À l’intérieur, les vers s’entassent dans le bas des pages. Un ami me fait remarquer qu’ils semblent presque écrasés par le blanc, comme le souffle qui peine à se laisser aller pleinement, qui nous force à lire à voix basse. Il a raison. À d’autres occasions, les mots osent davantage occuper l’espace. Paradoxalement, ça respire plus. D’ailleurs, aucune pagination dans dix secondes en fermant les yeux : c’est fluide, on prend les confidences comme elles viennent, on écoute. La poésie de Loup impose ainsi son propre rythme : la parole est déjà libérée, mais la voix s’ajuste, nous prend par la main et nous emporte avec elle, même si les thématiques abordées et l’honnêteté de l’oeuvre puissent de prime abord nous flatter à contrepoils. Mais si on réussit à passer le stade de choc, de résistance, c’est justement grâce à la force de transmission de l’auteur. Ça, ça ne s’achète pas (son livre, oui, si jamais le coeur vous en dit). Un premier recueil qui affirme la nécessité de renaître à soi-même et son pouvoir émancipateur, même quand on aurait crissement envie de fermer les yeux. Se lover dans la page pour exister, pour dire, pour se réapproprier. Chapeau.
les nuits s’écoulent
des cicatrices
relire mille fois
la honte en braille
j’ai déserté le corps
que tu as choisi d’habiter