Crédits photo : Bernard Bujold
Crédits photo : Bernard Bujold

À la recherche du je

Il y a quelques semaines, c’était la fin du concours pour la bourse Vanier. J’avais peu de temps pour structurer mon idée de projet pour le doctorat, et j’avais encore beaucoup de lectures à faire pour y arriver. En lisant un assez vieil article (début 2000 disons), je suis tombée sur une citation de Barbara Hammer, une cinéaste et critique féministe, et j’ai cherché à savoir d’où elle provenait. La citation venait d’un article publié dans la revue Vlasta, une revue qui n’a connu que quatre numéros en 1983 et 1984. Je me suis alors retrouvée dans une situation que j’avais connue cent fois en fréquentant des œuvres de femmes : le texte était introuvable. Pas à la BAnQ, pas à la bibli, pas dans une de la province, pas sur Érudit, MLA, JSTOR, Persée, nulle part. Alors, j’écris à une amie : « Hey, j’ai une drôle de question. Aurais-tu le courriel de Nicole Brossard, elle a collaboré dans un numéro de revue que j’arrive pas à retrouver ? ». 

J’ai eu les coordonnées finalement. J’attends de voir si je réussirai à mettre la main sur l’article ou si je devrai me contenter du paragraphe cité. J’attends.

Par Emmy Lapointe, rédactrice en chef

Retrouver le je
Si les écrivains ont conquis les feuilletons, les canons et les prix littéraires, les plans de cours des universités, il y a très peu de temps encore, on pouvait suivre des cours comme Histoire de la littérature moderne française ou Histoire de la littérature québécoise sans voir apparaître le nom d’une seule autrice. 

À la recherche du temps perdu est une œuvre qui révolutionne le genre romanesque. Le père Goriot est un roman pivot du romantisme et du réalisme. Les poètes québécois ont nommé le territoire pour se l’approprier (comme s’il fallait se l’approprier encore). Rien sur Colette, sur Gabrielle Roy, sur An Antane Kapesh, sur Marie Uguay.

À l’automne 2017, alors que j’étais encore à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), j’ai suivi mon premier cours de littérature des femmes. Donc, par contraste sans doute, j’ai constaté l’immense absence – l’absence prend toujours du temps à se révéler – des autrices dans tous les autres cours. Alors quand on s’est adressées au conseil de module pour réclamer une représentativité plus décente dans les corpus, on nous a dit « qu’un effort serait fait », mais qu’iels ne pouvaient pas réécrire la littérature et que des romans du début du 20e siècle, écrits par des femmes, au Québec, il n’y en avait pas. Pourtant, si nous n’avions pas de difficultés à concevoir que la littérature canadienne-française ait pu commencer par des genres comme le récit de voyage, on demandait à la littérature des femmes d’apparaître là où elle ne pouvait pas être. 

C’est ainsi qu’on m’a appris, cette session-là, qu’il fallait chercher la littérature des femmes là où on ne l’attendait pas, que les écrivaines avaient pris les marges, les détours, qu’elles nous ont beaucoup échappées et nous échappent encore; et tout cela, parce qu’emprunter les marges ou les « genres mineurs », c’est risquer d’échapper à la pérennité. 

Dans son essai De Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan. Se dire, se faire par l’écriture intime – ouvrage duquel je tire l’essentiel de cet article –, Patricia Smart raconte qu’à l’origine, elle souhaitait écrire sur l’autobiographie féminine au Québec, mais qu’entre 1654, « année de la rédaction de l’autobiographie spirituelle de la grande mystique Marie de l’Incarnation, fondatrice du couvent des Ursulines à Québec, et 1965-1966, quand parurent les mémoires d’enfance de Claire Martin » (Smart : 11), aucun autre ouvrage de ce genre n’avait été publié. Ainsi, elle se retrouvait devant un corpus inexistant ou à tout le moins, devant l’écriture d’un je au féminin absent des institutions. Il fallait alors le chercher, le retrouver ce je qui avait été « intronisé, nié, brûlé, ressuscité » (Hébert : 16). 

Au nom du Père
Après avoir rêvé de l’Amérique, Marie de l’Incarnation quitte, en 1639, le Royaume de France et son fils Claude avec qui elle entretiendra plus tard une correspondance importante – évidemment, l’histoire est plus complexe que ça – pour rejoindre Québec et y « instruire » les filles des communautés autochtones. 

Les anales et les chroniques de Marie de l’Incarnation ne laissent pas de doute sur l’articulation de son je autour de la figure de Dieu et sur le fait que le sentiment d’abnégation pour le « Nouveau monde » était tel, qu’on voyait, dans son écriture, « fondre [son] moi dans Dieu ». (Smart : 14). Néanmoins, même si on associe aux annales l’impersonnel, il va sans dire que les textes de Marie de l’Incarnation portent une attention accrue à la vie intérieure et aux détails du quotidien contrairement aux écrits des Jésuites. 

« Je passais d’un abîme de lumière et d’amour en un abîme d’obscurité et de ténèbres douloureuses, me voyant comme plongée dans un enfer, qui portait en soi des tristesses et amertumes provenantes [sic] d’une tentation de désespoir. » (Marie de l’Incarnation, 1654 : p. 265-266.)

Pour Patricia Smart comme pour plusieurs théoriciennes de l’autobiographie féminine, « les frontières du moi féminin seraient plus floues, plus perméables que celles du moi de l’homme. Ainsi, le je féminin, souvent caché ou effacé dans le récit autobiographique, se révèle et disparaît tour à tour, absorbé dans sa relation avec un Autre : mère, enfant, époux, ami ou divinité » (Smart : 14).

Des anales et des chroniques jusqu’aux lettres, la figure du divin a tranquillement laissé sa place à d’autres au travers desquels, le je se manifestait tantôt discrètement, tantôt plus fortement. Forcément, l’épistolaire positionne toujours le sujet écrivant par rapport aux autres ne serait-ce qu’avec son destinataire. C’est ainsi que des épistolières comme Élizabeth Bégon (1696-1755) et Julie Papineau (1795-1862), en plus de critiquer certains événements de la vie publique de la Conquête à la rébellion des Patriotes, ont fait état de leur « enfermement progressif dans les rôles familiaux » (Smart : 14). On perçoit dans leurs écrits à la fois la figure de la femme forte et celle de la femme passablement malheureuse. Dans une lettre de mai 1823 envoyée à son marie, Julie Papineau écrit : « Je ne suis bien qu’où je ne suis pas. » Ainsi, si les relations épistolaires sont marquées de stratégies discursives passant du repentir à la critique, c’est que les épistolières se doivent de composer avec certaines normes qui s’imposent selon le destinataire. 

On peut penser que l’absence de destinataire clair dans le journal intime a permis aux diaristes d’écrire et d’explorer les « contours de leur soi » (Smart : 15) même si, forcément, il y avait une dissonance entre les aspirations des je et les diktats de la société catholique et patriarcale. Dans le premier cahier de son journal de 1874-1876, Henriette Dessaulles écrit : « Oh ! petite moi, tu seras reluquée, surveillée, gardée, couvée ! On voudra t’emmouler, te pétrir, te perfectionner ! On te prendra tout de toi, ton temps, ta volonté, tes goûts, on cherchera à voler tes impressions, à diriger tes affections, à assouplir ton caractère […] À quoi cela aboutira-t-il ? […] Hélas ! Si on réussit, tu ne seras plus toi, et si on échoue, tu seras la plus malheureuse des petites filles, parce que tu seras la plus persécutée ! » 

Puis d’Henriette Dessaulles à Michèle Lenormand en passant par Joséphine Marchand, on assista à la naissance, plus de trois siècles après Marie de l’Incarnation, d’une nouvelle autobiographie, celle de Claire Martin : Dans un gant de fer. L’ouvrage paraît en deux parties, La joue gauche et La joue droite, et fait couler beaucoup d’encre. Dans son texte, Claire Martin y relate la violence du père et celle des pensionnats pour jeunes filles. On y lit des passages qui montrent, pour reprendre les mots de Pierre Vadeboncoeur, « des enfants qu’un père autoritaire écrase » (Vadeboncoeur : 171-173) au profit d’une pseudocommunauté qui finalement ne fait qu’aspirer toute volonté de s’individualiser en plus de reproduire des schèmes violents. 

Le corps assiégé
À partir des années 60, les je au féminin se sont multipliés avec des autrices comme Lise Payette, Denise Bombardier, France Théôret, Marcelle Brisson, Paule St-Onge et Francine Noël. Évidemment, tous ces textes portent en eux une littérarité unique, mais partagent aussi des thématiques qui reviennent encore et encore, et au centre de celles-ci : la mère et le corps. 

À la fin de son ouvrage, Patricia Smart écrit : « Des pages rédigées par l’aïeule mystique aux cris du cœur de celle qui s’est identifiée à son métier de putain, les récits de femmes […] témoignent de la difficulté d’être soi-même, d’être femme dans un monde qui ne reconnaît pas l’existence de la femme-sujet. Est-ce une pure coïncidence si l’histoire racontée dans ces récits de femmes commence et se termine par le double constat de l’insuffisance du moi et du besoin de punir le corps et de se sacrifier sur l’autel de l’Autre ? » (Smart : 397) Parce qu’il soit question de Marie de l’Incarnation ou de Nelly Arcan, le corps – qui se présente bien plus sous le spectre de la douleur que celui de la jouissance – représente le siège du mal qu’elles se doivent pourtant de transcender. Ce corps est aussi toujours le premier lien avec la mère. Il s’agit là d’un lien ou d’un nœud qu’il est difficile de défaire pour les autrices et leurs narratrices que ce soit à cause d’un « amour trop grand, [du] rejet, ou [du] sentiment de culpabilité associée au fait d’aller là où la mère n’a pas été capable de s’aventurer » (Smart : 400).

Toujours est-il que le je féminin, qu’il prenne racine ou non dans le ventre ou les bras de la mère, qu’il s’incarne ou se désincarne par le carcan du corps et des esprits, s’il s’enfonce, il « [ressurgira] avec force » (Hébert : 16).

Dans l’ombre de l’ombre
En rédigeant cet article, que ce soit par l’évocation de Marie de l’Incarnation ou de la violence du père par Claire Martin, j’avais l’impression de moi aussi reproduire la violence de l’invisibilisation si j’excluais de parler des questions d’héritage ou de l’écriture du je en littérature autochtone des femmes au Québec. Et si je parle plus facilement de la situation des autrices allochtones, c’est que je me place dans une position similaire à la leur alors que lorsqu’il est question de littérature autochtone, je suis coupable des mêmes biais que ceux que je reproche à mes homologues masculins : je prends ce qu’on me donne sans chercher ce qu’il manque. 

Mais ce printemps, le département de littérature, théâtre et cinéma a engagé Marie-Ève Bradette comme professeure de littérature autochtone, et j’ai eu le privilège de discuter avec elle de l’héritage en littérature autochtone des femmes au Québec et plus largement de notre rôle comme allochtone dans le travail de revalorisation des œuvres. 

D’entrée de jeu, elle me dit que comme allochtone, nous sommes dans un rôle d’apprenant.e et que parce que nous sommes formé.e.s à certaines traditions intellectuelles, ça demande de remettre en question beaucoup de choses, de savoir être ébranlé.e, d’être conscient.e que la parole, il faut laisser à d’autres. Comme professeure, elle souhaite aussi offrir le plus d’outils possibles à ses étudiant.es afin qu’iels puissent approcher les textes autochtones avec des cadres théoriques pertinents qui ne viennent pas les recoloniser. Donc tout ça, ça demande évidemment du temps et de l’attention tout comme ça demande de travailler le plus souvent possible en collaboration, mais travailler en collaboration, c’est aussi travailler avec les textes, parce que comme le mentionne Marie-Ève Bradette : « les textes sont des dépositaires des savoirs autochtones, ce sont des agents textuels. »

Néanmoins, pour que l’enseignement de ces textes soit possible, il faut qu’on puisse leur accéder. Or, entre les violences éditoriales des maisons d’édition qui ont conservé les droits d’auteur.rice sans réimprimer les textes ou qui les sont modifiés et le manque de traductions – la question linguistique en étant une épineuse –, ça n’a pas toujours été simple de mettre la main sur des œuvres autochtones. Heureusement, des maisons d’édition comme Mémoire d’encrier et les Éditions Hannenorak (qui est aussi une librairie) ont pu remettre la main sur d’anciens textes et surtout en promouvoir de nouveaux. 

Une fois passée l’énorme question de la matérialité qui taraude la littérature autochtone des femmes (la littérature autochtone et la littérature des femmes aussi en fait), il faut savoir que la mémoire y prend une place centrale. D’une part, il y a la mémoire traumatique – Marie-Ève Bradette donne d’ailleurs un cours de premier cycle cet hiver sur la littérature du trauma –, mais d’autre part, il y aussi la résurgence, la mémoire qui s’oriente vers l’avenir, parce que la temporalité s’y déploie autrement. Alors si on y voit les traumas inscrits par l’héritage des violences coloniales et des violences genrées (pensionnats, la Loi sur les Indiens, etc.), on y voit tout autant la mémoire des savoirs féminins que l’interrelation qui s’opère entre les temporalités, les êtres animés et inanimés.  

Et quand je finis mon entretien avec Marie-Ève Bradette (qui contenait beaucoup plus que ce que j’ai pu mettre ici), je regrette de ne pas être de la cohorte qui aura à fréquenter des œuvres des littératures autochtones, mais je passe quand même une commande sur le site des Libraires en sachant très bien que ce ne sera pas suffisant, mais qu’une fois qu’on apprend, qu’on constate, on ne peut plus comme allochtone, comme blanc ou comme homme dans d’autres cas, désapprendre, parce que connaître vient avec une responsabilité certaine. 

Des suggestions de lecture
– Burqa de chair – Nelly Arcan – Seuil
– Journal, Deuxième, Troisième et Quatrième Cahiers 1876-1881 – Henriette Dessaulles – Bibliothèque québécoise
– Je suis une maudite sauvagesse – An Antane Kapesh – Mémoire d’encrier
– Comme une enfant de la terre – Jovette Marchessault – Leméac
– Dans un gant de fer. La joue gauche – Claire Martin – Bibliothèque québécoise
– Une femme patriote : Correspondance, 1823-1862 – Julie Papineau – Septentrion
– Andatha – Éléonore Sioui – Disponible en ligne sur le site de la BAnQ

Sources
Dessaulles, H. (1999). Journal / Henriette Desssaulles. 1 : 1874 – 1876 / Henriette Dessaulles. Texte établi, ann. et présente par Jean-Louis Major (J.-L. Major, Éd.). BQ.

Hébert, P., & Baszczynski, M. (1988). Le journal intime au Québec : Structure, évolution, réception. Editions Fides.

Smart, P. (2014). De Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan : Se dire, se faire par l’ écriture intime. Boréal.

Vadeboncoeur, P. (1993). La ligne du risque. Fides.

Crédits photo : Bernard Bujold

 

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