Organisée par Mylène Bédard (U. Laval / CRILCQ), Gabrielle Cloutier Bonneau (U. Laval) et Ariane Gibeau (U. Laval / CRILCQ), la cinquième édition du colloque Femmes de lettres a pu avoir lieu vendredi dernier à la Maison de la littérature sous le thème des trajectoires du désir. Malgré le contexte de grève de l’Université Laval, après plusieurs questionnements et même quelques annulations de la part de conférencier.ères, les organisatrices et les invité.es y ont vu une occasion de prendre une pause, de se réunir et de discuter en ces temps particulièrement hostiles pour la communauté de l’Université Laval. Surtout, la journée, notamment rendue possible grâce au Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) et à la Chaire Claire-Bonenfant, aura permis de mettre en valeur la diffusion des recherches et pratiques féministes et de la littérature des femmes et d’échanger, dans une ambiance intime et conviviale, autour du désir « comme résistance et comme force politique », pour reprendre les mots d’Ariane Gibeau.
Par Frédérik Dompierre-Beaulieu (elle), cheffe de pupitre aux arts
N.D.L.R. : Les propos relayés dans le cadre de cette article se basent sur les présentations des invité.es. Tout le crédit leur revient !
Assumer le (non) désir
C’est Marie-Claude Garneau (UQAM) qui a lancé cette journée avec sa communication « La liberté de ne pas « s’émanciper sexuellement »: le personnage de Sarah de Table rase ». Elle y a présenté un segment de sa thèse se consacrant aux personnages féminins, dans la pièce Table rase, entre autres, qui se fait sur le mode de la conversation et l’hyperéalisme et qui aborde des enjeux liés au corps et à la sexualité. Selon Garneau, si les personnages représentent tous des archétypes féminins, le personnage de Sarah semble venir brouiller la normativité des enjeux abordés, en plus d’être en décalage par rapport aux autres ainsi qu’aux représentations hétérosexualisées et au mouvement post-féministe auquel elles correspondent. Alors qu’une mécanique du girl friend gaze y serait mise à l’oeuvre, le discours de Sarah sur la sexualité en est un de l’ambivalence. Toujours selon Garneau, le personnage proposerait en effet un contre-discours et contre-balancerait l’hypervisibilité des discours post-féministes sur les corps et la sexualité. Sarah complexifie donc le discours féministe et active en ce sens un conflit narratif. La pièce est donc un lieu où se jouent à la fois dramaturgie et enjeux féministes.
De son côté, Ollie Cliche-Laroche (U. Laval) présentait plutôt « Comment s’accoucher soi-même : étude sur l’érotisme transféminin et la virginité », une recherche centrée sur Valide, roman autobiographique de science-fiction de Chris Bergeron qui traite du désir transexuel et de transformation de soi, en plus d’explorer comment l’expérience virginale influence le sujet transféminin. Cliche-Laroche y a expliqué comment une redéfinition de la virginité pourrait permettre aux femmes de subvertir la domination patriarcale et comment, en se retirant du monde cisgenré, il était possible pour les femmes trans de se donner naissance, de s’accoucher elles-mêmes, notamment en se donnant leur nom. Par une renonciation au corps véritable, Valide donne accès à un vie intérieure riche, replie vers le monde intérieur d’ailleurs nécessaire à la subjectivité et la transformation du sujet transféminin, concevant son propre désir par sa mutabilité, se comprenant et se modifiant en même temps que le corps. Ce qu’on retient, c’est que c’est en sortant des normes hétéropatriarcales et du discours dominant qu’il est ainsi possible de s’assumer en tant qu’autre et de voir l’émergence de nouvelles représentations. Pour reprendre Cliche-Laroche, « notre union constituera notre mutinerie ».
Dialectiques du désir : agentivités, rencontres, impasses
Lors de ce deuxième bloc, Marylène Mayer (UQAM / CRILCQ) a enchaîné avec « Le renversement de la scopie dominante dans Les Mauvais plis (2012) d’Anne Lardeux », oeuvre qui met d’avant une exploration poétique de la sexualité et que l’on pourrait rattacher au courant méta-pornographique. Avec toutes ces voix qui se côtoient par fragments, c’est la question du regard qui intéresse Mayer, cette dernière expliquant comment il serait aussi possible de voir la pornographie comme une occasion d’émancipation sexuelle chez les femmes permettant de se jouer des codes de la porno traditionnelle et leur conférant une agentivité face à la société patriarcale. Avec Les Mauvais plis, l’esthétique particulière de la métapornographie participerait à une forme de subversion par son traitement de la sexualité qui ne l’essentialiserait pas. La multiplication des regards sur la narratrice principale et ses aventures sexuelles au sein de l’oeuvre permet un changement de perspectives : elles se superposent et supposent des spectateur.rices, puis des lecteur.rices, et donnent une subjectivité au sujet féminin, qui n’est ainsi plus seulement objet du regard, d’autant plus que le je autoréflexif se joue du dispositif, vient modifier les rapports de force et expose le male gaze habituel et ses mécanismes de domination, tant pour les protagonistes que pour le lectorat. Il est donc possible pour le sujet d’arriver à s’affirmer sans reconduire les codes, schèmes et scripts dominants.
Julie Côté (Cégep Édouard-Montpetit), quant à elle, présentait « »À partir de mon désir, j’imagine d’autres désirs »: vivre et penser le désir à partir de l’écriture féminine selon Hélène Cixous ». La conception du désir de Cixous se voudrait une alternative, voire une déconstruction de la conception freudienne se basant sur le manque et étant pensée à la négative. Selon cette approche, la pensée reposerait sur une opposition des deux partis mis en relation par une forme d’iniquité, donnant nécessairement lieu à un rapport de force et une hiérarchisation. Il n’y aurait pas de structure qui tienne sans cette opposition, mais c’est également cette opposition qui confère à l’un des deux partis une situation de supériorité et qui maintient les rapports de force. On pense notamment à l’opposition entre passivité et activité, Cixous critiquant d’ailleurs le recoupement habituel entre femmes et passivité chez Freud, pour qui la libido et la force motrice sont plutôt rattachées aux hommes. Cette logique repose en ce sens sur une inégalité, puisque le désir dépend du fait qu’une partie soit en position de passivité et d’infériorité. Cixous ne cherche pas à renverser les positions, certes, mais bien à remettre en cause cette logique d’opposition plus largement. S’opère ainsi un changement de paradigme, puisque selon elle, le désir et l’égalité peuvent être pensés ensemble. Surtout, il peut y avoir des différences sans qu’il n’y ait d’inégalité, puisque d’une part, l’inégalité ne déclencherait pas le désir et que, d’autre part, ce serait plutôt le jugement qui hiérarchiserait les différences. En effet, par son projet d’écriture, Cixous fait émerger une nouvelle conception selon laquelle le désir est en fait un moteur qui permet de « penser ces autres mondes en dehors de la logique dominante ». On sort ainsi de la « fatalité dialectique », le désir ne reposant plus sur l’assujettissement d’un parti par un autre. Ce qu’on comprend, c’est que le désir tel que pensé par Cixous n’est pas fondé sur un manque, puisqu’il est antérieur à tout.
Quand le désir est menaçant
En après-midi, Clémence Demay (U. Toulouse-Jean Jaurès) poursuivait avec « « Réveiller la Bestia » : de la monstruosité du désir à la revendication décoloniale dans la poésie de Irma Pineda et Nathalie Diaz ». La Bestia étant une figure métaphorique du désir féminin, représentant la monstruosité de l’érotisme, se multipliant et se métamorphosant, les deux poétesses proposent de se réapproprier les désirs dans ce qu’ils ont de plus tabou chez le sujet queer et racisé et de refuser ce qui est considéré comme la norme. Dans leurs oeuvres respectives, la représentation monstrueuse du désir érotique correspondrait à une volonté d’affirmation et de réappropriation du désir queer et indigène face aux multiples injonctions patriarcales et coloniales. Chez Pineda, on assiterait à une quête de la jouissance, mais également à une exploration des profondeurs des désirs du sujet lyrique qui invite les lecteur.rices à explorer leurs propres corps et fantasmes. Demay évoque dans un même temps le rapport au territoire, les femmes indigènes et leurs corps ayant été invisibilisées, marginalisées et fétichisées par la colonisation. Tant le recueil de Pineda que celui de Diaz font de l’érotisme et de l’affirmation du désir une condition de l’émancipation de la femme opprimée et un moteur de réappropriation de ce que Demay nomme le corps-territoire, selon une perspective éco-érotique de la nature. Il s’agit, en outre, de reconquérir la terre à partir de la conquête de son propre corps afin de proposer une cartographie nouvelle, dessinée par le désir et au-delà des normes imposées par la colonisation, le capitalisme et le patriarcat. Une nouvelle cosmogonie, donc, alliant luttes féministes, politiques et écologiques.
En guise de clôture de la journée, Marianne Legault (UBC Okanagan) y est allée de sa présentation « Le Corps souffrance : violence et désir homoérotiques dans les contes de fées féminins du Grand Siècle », alors que le genre du conte de fée connaît un succès sans précédent à la fin du 17e, particulièrement auprès des femmes, tant du côté de la production que de la réception. Le merveilleux, le domaine de la féérie et le conte auraient été une arme, une manière de mettre un oeuvre un discours transgressif, résistant contre l’ordre social, de dénoncer les injustices faites aux femmes. Selon Legault, les conteuses se servaient du conte pour exprimer l’innommable dans un contexte et un cadre moral portés par les règles de la bienséance et la domination patriarcale : le désir d’une femme pour une autre, désir homoérotique observable dans les récits de Charlotte-Rose de Caumont La Force, dont certains ne reprennent pas nécessairement la structure du conte traditionnel. Par ces représentations et ces épisodes saphiques, parfois accompagnées de scènes de violence face au corps féminin, la portée érotique dépasse le cadre de l’hétérosexualité et l’inhérence du désir associée aux hommes, par l’intermédiaire de personnages, entre autres. Avec ces mises en scène ouvertes et explicites, on constate, selon Legault, l’apparition d’un désir féminin jamais exprimé de la sorte.