photo: Vincent Champoux

Faire la suite du monde au Théâtre de la Bordée

En 1958, le cinéaste Pierre Perreault se rend à L’Isle-aux-Coudres pour tenter de convaincre Léopold, insulaire, de reprendre une activité culturelle laissée de côté depuis déjà plusieurs décennies : la pêche aux marsouins – en d’autres mots, la capture de bélugas du Saint-Laurent. Léopold attendra quatre ans avant de se laisser persuader par Perreault, et c’est en 1962 que commence l’aventure du cinéma direct avec Michel Brault (à la caméra) et Marcel Carrère (au son). Soixante ans plus tard, la troupe La Trâlée, en collaboration avec la Bordée et dans une mise en scène de Lorraine Côté, fait le pari d’adapter pour les arts vivants, par du théâtre d’objets, ce premier long-métrage québécois à avoir été présenté au Festival de Cannes.

 Par Florence Bordeleau-Gagné, journaliste multiplateforme

L’idée de Perrault était simple : réactiver une vieille tradition d’une île du Saint-Laurent, et la filmer. Comme le résultat final, soit un documentaire d’un peu moins de deux heures, constitue sans nul doute un des films incontournables de l’Office National du Film, voire du cinéma québécois, son adaptation théâtrale se devait d’être ambitieuse.

Les spectateur·ices s’entassent devant un rideau ouvert, dégageant une scène renfoncée en son centre permettant une intéressante profondeur, une grande toile blanche au fond, et évidemment plusieurs objets par-ci par-là. Décor assez simple, en soi, mais prometteur, car laissant place à énormément de créativité. Les comédien·nes entrent en lançant des encans, reprenant l’ouverture magique du film, sans oublier le fameux « bébédolle » à « quat’ piass’ et vingt-cinq ». À leur jeu se superpose la scène du film, projetée à l’écran.

Cette première scène de théâtre plus « conventionnel », accompagnée d’images et vidéos, laisse rapidement place au théâtre d’objet et à des moments narrés très pédagogiques, lors desquels les artistes expliquent la démarche de Perreault et de ses comparses. Bien que pertinentes et utiles, ces scènes, qui coupent de temps à autre la rythmique narrative de la pièce, m’ont paru par moments un peu trop didactiques ; évidemment, l’idée de faire du « théâtre documentaire », à l’image du film adapté, tient la route, mais paraît parfois un peu forcée.

Cela n’a pas nui cependant au reste de le représentation, qui a suscité rires et exclamations, que ce soit à cause du texte, habilement repris non seulement dans les mots, mais aussi dans l’accent typique des gens de l’Isle (accent par ailleurs plutôt réussi dans l’ensemble – et on nous informe même en bord de plateau que les habitant·es actuel·les ont assisté à la pièce et donné leur aval), ou de l’utilisation judicieuse des différents objets et accessoires, qui, sans apporter à tout coup une valeur ajoutée à la pièce, avait la qualité d’offrir de belles possibilités scénographiques – qui ont été exploitées avec brio. Pensons en effet aux magnifiques jeux d’ombres permis par la toile blanche, ou par les dessins de sable effectués sur une table et projetés en direct sur ce même écran.

Une démarche artistique en phase avec celle de Pour la suite du monde

Si j’ai parfois ressenti certaines longueurs durant la pièce, c’était pourtant à l’image même du documentaire : quand le marsouin ne se laisse pas prendre, il ne se laisse pas prendre ! Ce sont alors de longs entretiens avec les différents personnages convoqués par le film, des moments d’attente, de hâte, d’impatience, obligeant à l’arrêt, permettant une pause de l’action. Faire autrement aurait en vérité trahi Pour la suite du monde.

Dans le sillon de la démarche de Perreault, Brault et Carrère, les artistes de La Trâlée ont de plus décidé de se rendre sur L’Isle-aux-Coudres. Pas pour encourager la pêche de bélugas, évidemment protégés aujourd’hui, mais plutôt pour voir où en était la tradition de la mi-carême, fête païenne (et un peu effrayante!) célébrée dans le documentaire original, dans le but de la faire revivre chez les jeunes. Quelques extraits de leurs créations de masques et de leurs danses ont été projetés durant la pièce, créant des interludes amusants, mais peut-être un peu superflus. Bien que l’on saisisse la démarche artistique, soit de « faire la suite du monde », ce lien très direct avec les technologies d’aujourd’hui (par l’utilisation de vidéos en couleurs) rompait un peu, selon moi, l’esthétique générale de la représentation. Cependant, le pont lancé entre les nouvelles générations de Coudrilois·es (ou même « Marsouin·ines » en jargon populaire) et les idées du film de Perreault tient absolument la route et mérite d’être applaudie.

Encore jusqu’au 14 octobre !

En tout et pour tout, cette pièce de théâtre présente une mise en scène magnifique, qui donne envie de (re)voir Pour la suite du monde, et de faire parler nos grands-parents de leurs passés, de leurs traditions qui leur tiennent à cœur et qui se sont éteintes, pour les faire revivre, ne serait-ce qu’en l’espace de quelques heures, dans nos esprits contemporains.

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