Ambitieux pari que celui de faire une comédie musicale rap ; c’est pourtant celui qu’ont fait Dominique Sacy et son équipe pour la création de cet ovni théâtral inspiré de l’univers du groupe québécois bien connu Alaclair Ensemble. La pièce est présentée à Premier Acte du 3 au 21 octobre 2023.
Par Florence Bordeleau-G, journaliste multiplateforme
Dès l’entrée en salle, c’est une ambiance chill qui attend le public. Dominique Sacy se promène en combinaison sport et encourage les gens à aller prendre des photos, une bière de la Korrigane à la main, devant un grand drapeau de la République du Bas-Canada. Le metteur en scène Émile Beauchemin sert au bar. On sent une certaine fébrilité dans la salle : de quelle manière le groupe d’Alaclair Ensemble et sa mythologie bas-canadienne seront-ils exploités ? Après la sortie de l’album Lait paternel il y a quelques semaines, dans lequel l’un des membres du groupe, qui avait été mis au rancart à la suite d’allégations de harcèlement en 2020, réapparaît le temps d’une chanson, le public nourrit sans doute quelques réserves pour ces rappeurs phares de la culture hip-hop de Québec.
Afficher ses couleurs : spotlights et intentions
Si le jeu des acteur·ices (Samuel Bouchard, Carmen Ferlan, Myriam Lenfesty, Marc-Antoine Marceau, Vincent Paquette) est très réussi, tout comme le travail d’éclairage, qui m’a particulièrement frappée par sa justesse, la trame narrative met du temps avant de s’établir clairement, et les intentions de l’auteur restent un peu floues même après coup. Dans cette pièce, on est en période post-révolution, révolution menée en 2038 par Robert Nelson (pseudonyme d’un membre du groupe Alaclair Ensemble), et l’ambiance est à l’invulnérabilité et au rap. Deux groupes s’opposent : Joey Money, son acolyte et sa secrétaire, et Anabelle et son ami. Joey Money, comprenons-nous, aspire à être le prochain roi du Bas-Canada et mise, pour ce faire, sur sa grande richesse, tandis que le deuxième groupe cherche à dénoncer le capitalisme et à ramener la gauche sur la scène politique publique.
Pourtant c’est le « méchant » de l’histoire qui a les couleurs d’Alaclair (Joey, l’homme macho ultra-riche), dont Dominique Sacy est fort probablement fan vu sa décision de placer le groupe au cœur de son processus créatif, tandis que le duo de « gentils » (Anabelle et son comparse, avec lequel elle entretient une relation amicale houleuse) détonne en se distinguant visuellement très clairement de l’univers alaclairien. Les femmes sont par ailleurs dépeintes de façon assez douteuse : soit comme une secrétaire sexy-qui-a-pourtant-des-problèmes-familiaux, soit comme une jeune hippie-grano-victime-qui-aime-se-montrer. Que donc penser du rapport que la pièce nous suggère d’entretenir avec Alaclair Ensemble ? Dominique Sacy admire-t-il cette formation ? Pourquoi avoir situé cette pièce qui se veut révolutionnaire dans son univers, oui amusant, notamment dans le vocabulaire, mais à certains égards typique du monde hip-hop et donc plutôt problématique ? Souhaite-t-il nous montrer les beautés et les écueils de cette sous-culture en apparence colorée ? Difficile à dire.
Cependant, au-delà de ces enjeux de fond, les nombreuses joutes verbales rappées qui parsèment la représentation ont décidément de quoi impressionner, tant par le texte que l’exécution, d’autant plus que la participation du public est sollicitée tout du long. Ces nombreux rap battles s’effectuent en effet sur une scène centrale qui rappelle une arène de lutte. Comme on peut le lire dans le prospectus de la pièce, la meilleure manière, dans la République du Bas-Canada, de manifester son opinion, c’est par la fête – et c’est exactement ce que le public est invité à faire pour ces deux heures passées à Premier Acte.