Il y a quelque chose d’anachronique chez Émile Proulx-Cloutier. En veston noir et chemise blanche, le fringant trentenaire, acteur populaire, fait de la chanson. À texte. Engagée. De la poésie sociale. Un propos. Une histoire. Un message. Une mélodie. Bref : une chanson. Anachronique ? Le mot est injuste. Intemporel, plutôt. Retour sur un grand spectacle, présenté par un immense artiste.
On aurait tort d’imaginer Émile Proulx-Cloutier en chansonnier d’autrefois, avec tabouret et guitare sèche. Cela suffirait, pourtant : à preuve, la magnifique et impromptue interprétation a capella de J’suis rendu ça improvisée en rappel. Pas le moindre artifice, mais beau à fendre l’âme. Pourtant, il n’y avait rien de simple dans le concert héroïque offert par l’auteur-compositeur-interprète et ses joyeux compères le 6 avril dernier, à la salle Octave-Crémazie. Rarement, même, aura-t-on vu spectacle plus travaillé, plus poli. Déplacez une ombre, rajoutez une note et l’œuvre – car c’en est une – serait changée.
Tout est pensé, dans Marée haute : à la mise en scène, Émile Proulx-Cloutier n’a rien laissé au hasard. Les chansons et les monologues s’enchaînent comme autant d’actes de théâtre. On pourrait presque dire, comme on le ferait d’un film, que le spectacle est monté, somme de moments qui, pris isolément, ont tous leur valeur propre mais qui, minutieusement agencés, prennent une signification et une force nouvelles.
Sur scène, un piano. À l’avant, un micro solitaire et une lampe sentinelle. Ghost light, en anglais, comme l’explique l’artiste lors d’un des nombreux segments parlés qui rythment le spectacle. À gauche et à droite, déposés sur deux draps d’un rouge profond, l’impressionnant arsenal des multi-instrumentistes virtuoses Benoît Rocheleau et Étienne Ratthé. Près de chacun d’eux, un petit lampadaire, du genre qu’on pourrait trouver sur la jetée d’un quai. Légèrement en retrait, à droite, une petite estrade : s’y tiennent Guido Del Fabbro au violon et à la mandoline et Guillaume Bourque à la clarinette et au saxophone.
Vérité augmentée
Le spectacle, tout comme l’album, s’ouvre sur le bruit des vagues. La marée monte. Voici Petite valise, émouvante, suivie de Les Murs et la mer, avec sa ligne de clarinette dansante et sa rage contenue. Puis, Le pas si léger, incantatoire, où la voix solitaire du chanteur enfle alors que se joignent à elle les sourdes pulsions des percussions. Émile Proulx-Cloutier passe du piano à l’avant-scène, vif, nerveux, sympathique et ouvert. On le dirait brouillon, tant les mots se bousculent, tant ses interventions sont intenses, tant elles transpirent la sincérité. L’humour et le calembour se mêlent à l’envolée engagée, au verbe militant, à la parole humaniste. Les jeux de lumières, orchestrés de main de maître par Catherine Fournier-Poirier, varient sans cesse, avec grâce et à propos, découpant des tableaux, esquissant des mondes. L’ensemble est artistement forgé, mais on ne voit pas la forgerie. Tout coule de source : la mise en scène dévoile et magnifie. Pour un peu, on oserait dire : voilà une prestation en vérité augmentée.
Les pièces s’enchaînent : Maman, superbe version revisitée de la Mommy popularisé autrefois par Pauline Julien, suscite les vivats avec sa déchirante évocation de l’acculturation forcée d’une communauté autochtone ; la magnifique Retrouvailles, introduite par la voix électronique d’un GPS déroutant de franchise, glisse tout doucement de l’humour à la nostalgie la plus poignante ; Force Océane, ode féministe slamée avec cœur et aplomb, soulève le public.
Un tout baroque et ambitieux
La deuxième partie se veut plus légère, plus franchement drôle, avec notamment un monologue survolté sur le brûlant besoin de jouer avec les mots et une sympathique chanson comique sur l’art d’aimer. Pour autant, l’émotion, celle qui étreint et qui serre, n’est jamais bien loin : Mon Dos, chant d’adieu d’un ouvrier mis à pied, et Derniers mots, sur l’ultime déclaration d’un père à son fils, comptent parmi les pièces les plus fortes de la nouvelle offrande. Parmi les quelques incursions dans le monde du premier album, on retiendra la nouvelle orchestration, déferlante et déchaînée, de la splendide Madame Alice.
Émile Proulx-Cloutier joue avec les mots, toujours justes, toujours distincts, sonnants et trébuchants, comme peu d’artistes au Québec : il y a du Ferré chez ce poète là, dans les thèmes et dans l’esprit. Alors, oui, le tout est dense, baroque, ambitieux. Au terme de près de trois heures de concert, quelques spectateurs, sonnés, vacillaient presque. Force est toutefois d’admettre que, dans un monde où certaines têtes d’affiche y vont sans sourciller de leur mince heure et quart avec première partie, il y a dans cette démesure quelque chose de beau. Feu sacré, avions nous titré il y a quatre ans, lors du premier passage de l’artiste dans la capitale. Que l’on se rassure : le feu brûle toujours, plus haut et plus clair que jamais.