C’est toute une approche cinématographique de la sexualité des femmes, avec ses stéréotypes et son biais tenant de la patte de ses artisans généralement masculins, que Renée Beaulieu tente de bouleverser, ou à tout le moins de remettre en question, avec son deuxième et plus récent film, Les salopes ou le sucre naturel de la peau. Mettant en vedette Brigitte Poupart dans le rôle de Marie-Claire, chercheure universitaire, mère, amie, conjointe, le long métrage en salle depuis le 2 novembre offre des pistes de réflexion sur l’émancipation, le consentement, le couple, la sexualité chez les aînées et chez les adolescentes, dans un style cru et direct assez rare au Québec. Impact Campus s’est entretenu avec la cinéaste.
Quel portrait faites-vous de la présence féminine dans le cinéma québécois des dernières années ?
J’ai déjà parlé de la place des femmes dans le cinéma populaire québécois, mais c’était dans le cadre d’une recherche. Ma recherche consistait à observer les relations hommes-femmes, dans les films québécois les plus vus par le public, de 1985 à 2005. Concernant mon opinion personnelle sur le sujet, je ne suis pas super à l’aise de la donner, mais sur le plan de la recherche comme telle, les femmes ne sont pas représentées, ou bien très, très peu. Il y a seulement deux rôles où l’on peut voir les femmes autrement que dans des rôles secondaires, soit celui de l’épouse, ou bien celui de la jeune femme chez qui on se préoccupe surtout des attributs sexuels.
La sexualité féminine dans toute sa complexité et dans toute sa diversité avait-elle déjà été montrée dans des films québécois ?
Pas du point de vue de la femme. Oui, on parle de sexualité, c’est-à-dire qu’on la représente, mais toujours de façon objectifiée. C’était le moment spectacle du film où est-ce qu’on montre la femme ayant des relations sexuelles, ou bien on montre son corps en partie. Du point de vue du sujet, toutefois, de sa propre sexualité, je dirais que le seul à avoir fait cela un peu – le plus vieux film de mon corpus de films – était Le Déclin de l’empire américain, où il y a quelques femmes plus indépendantes, plus émancipées. Par la suite, on n’a pas vraiment retrouvé ça dans le cinéma populaire, une femme émancipée sur laquelle est portée la caméra. Une femme-sujet plutôt qu’objet. Je n’irais pas jusqu’à avancer que Les salopes ou le sucre naturel de la peau est le premier film à le faire, mais il n’y en a pas eu des masses.
Le Québec comme société a-t-il encore un problème avec la sexualité des femmes ?
Je ne sais pas si le Québec a un problème avec la sexualité des femmes, mais il y a surtout un grand décalage entre sa représentation et ce qui se passe dans la société. On est beaucoup plus avancées, beaucoup plus émancipées que ce qu’on nous montre en général dans les films. Les femmes émancipées qui sont le sujet de leur sexualité, qui aiment la sexualité, qui ont une vie épanouie, une vie sexuelle et professionnelle épanouie, j’en vois beaucoup autour de moi et je ne pense pas que ce soit si rare que ça. Pas du tout, même. À l’écran, par exemple, on a un problème, parce que là, on n’est pas représentées.
Vous mentionniez plus tôt que le sujet de votre recherche était les relations hommes-femmes à l’écran. A-t-on une vision étriquée de ce que peut être et de ce que doit être un couple au Québec ?
Le couple est sans doute le stéréotype le plus présent encore aujourd’hui – le couple est encore considéré comme le ciment de la société. Je pense que la plupart des gens savent que l’amour ne va pas nécessairement de pair avec la recherche de cela, mais le couple est encore à la base de nos relations. Et à l’intérieur de ce couple-là, c’est un peu deux poids, deux mesures, c’est-à-dire qu’on a l’impression que la femme est plus dépendante de ce couple par rapport à sa sexualité. On veut encore croire à une espèce d’idée très, très romantique du couple qui s’aime et qui se désire, où l’un ne va pas sans l’autre, un couple qui perdure dans le temps. Cette idée un peu magique, on ne veut pas la remettre en question, du fait que la sexualité a souvent une connotation négative. L’infidélité a une connotation très, très négative. Le seul endroit où la sexualité a une connotation positive, c’est dans le couple stable et fidèle. C’est une part importante de nos vies, la sexualité, mais on la confine souvent au couple, alors qu’en dehors de ça, ce n’est que de la baise, on dénigre ça.
Le personnage de Vincent Leclerc [Adam, le conjoint de Marie-Claire] dans votre film, est-ce qu’il représente pour vous cette remise en question de la notion de couple ou plutôt ce mari figé dans une vieille représentation de ce que doit être un couple ?
Ce que j’ai voulu faire avec Adam, c’est un peu une illustration du deux poids, deux mesures. On se veut ouvert, mais les stéréotypes sont tellement forts que lorsqu’on est confronté à sa situation, c’est différent. Ce personnage-là aime sa femme, il croyait être capable d’envisager la liberté sexuelle de Claire, mais il n’est pas capable.
Il se sent trahi par elle ?
Pour moi, c’est surtout une question de possession. Il y a une part de cela dans le concept de fidélité aussi, la possession de l’autre. Son corps est promis à moi et à moi seul. Il y a quelque chose de l’ordre du possessif qui était plus fort chez les hommes dans le patriarcat, où l’homme domine la femme. Elle lui appartiendrait, et l’homme a de la misère à accepter qu’elle ait des relations sexuelles avec d’autres, qu’elle soit émancipée et ait le contrôle de son corps. Dans le couple du film, Marie-Claire est plus émancipée qu’Adam, qui représente la force du stéréotype du couple uni et fidèle.
Vous avez représenté trois générations de femmes dans votre film, Marie-Claire au milieu, sa fille [Romane Denis], mais également sa mère [Louise Portal]. Est-ce que c’était pour vous une manière de présenter trois visions de la sexualité au féminin ?
Oui, entre autres. La sexualité n’est pas réservée à certaines femmes, elle n’est pas réservée qu’aux jeunes, ou au moins jeunes. La sexualité fait partie de la vie de toutes les femmes, des hommes aussi, mais dans ce cas-ci, c’est un travail sur les femmes. La brèche commence peut-être avec la mère [Portal] qui a un regard un peu plus ouvert, un peu plus émancipé que les femmes de son âge. Ça a rejailli sur sa fille [Poupart], puis sur la plus jeune [Denis], l’adolescente de Marie-Claire. Il y a un tabou, la sexualité a une connotation négative : on ne parle pas des personnes âgées qui ont une vie sexuelle, il n’y a personne qui veut entendre parler de ça, et celle des jeunes non plus. Pourtant, plusieurs filles sont menstruées dès l’âge de dix ans, elles ont des seins, ont un corps de femme et sont prêtes à procréer, mais, comme par hasard, elles n’auraient pas de désir sexuel. C’est un peu aberrant, mais on ne veut pas aller là. Alors, oui, le portrait de ces trois femmes était pour moi une façon de parler de la sexualité des femmes.
La sexualité des mères aussi, j’imagine ? La mère est souvent au cinéma une femme sans sexualité ; on est dans le gros stéréotype, elle fait les repas, s’occupe de ses enfants. Ce n’est jamais fondamentalement une femme, une femme professionnelle, une femme qui a une sexualité.
Dans le corpus de films de ma recherche, c’est flagrant. Il n’y a pas de mères qui baisent. L’exemple est assez intéressant dans le film Bon Cop, Bad Cop où l’on prend Lucie Laurier pour jouer le rôle de la femme, de la mère, mais quand vient le temps de baiser, le temps du moment spectacle, ce n’est plus elle, c’est plutôt un personnage de fille qui n’est pas mariée et qui n’est pas mère. Ce qui a beaucoup été reproché dans les critiques du film [de Les salopes…] ou dans quelques Q & A, c’est une certaine froideur chez Marie-Claire. Ce n’est pas tant une froideur que le fait d’un type de femme que l’on n’est pas habitués de voir. On lui reproche un manque d’empathie, c’est-à-dire une caractéristique majeure du stéréotype de mère, cette mère qui se doit d’être dévouée, qui aime son mari, qui aime ses enfants, qui est présente pour tout le monde, mais très peu pour elle-même. Je propose donc un portrait en dehors de ce stéréotype de mère.
Pourquoi avoir choisi de montrer la sexualité de manière aussi graphique dans le film ? L’approche a-t-elle été difficile avec les acteurs, particulièrement avec Brigitte Poupart ?
L’approche n’a pas été difficile puisqu’elle a été établie dès le départ. L’esthétique frontale a été décidée dès le départ, alors, lorsqu’ils ont accepté leurs rôles, ils ont accepté ça. Ça venait avec. Je voulais montrer une femme qui jouit, essentiellement, pour faire court, et pour ça, je sentais le besoin de le montrer sans fioriture, de manière plus directe. Ça ressemble à ça une femme qui jouit. La femme a beaucoup été esthétisée, beaucoup montrée au service de l’homme et de son plaisir. Et de son regard. Alors, je voulais aller assez loin, pour montrer ça a l’air de quoi une femme filmée par une femme. Ce n’est pas non plus une question de pudeur, les hommes qui ont filmé la femme avaient le droit de le faire, ils l’ont fait comme ils l’ont voulu et c’est très bien comme ça.
Un an après #moiaussi, pourquoi avoir donné une opinion aussi nuancée, sinon ambiguë à Marie-Claire par rapport au consentement, plutôt que d’en faire une défenderesse plus claire du personnage de l’étudiante portant plainte ?
Pour deux ou trois petites choses, en fait. Par rapport à ce stéréotype dont je parlais, d’abord. Celui qui veut qu’une femme doit prendre soin et défendre. On se serait tellement attendu à ça, alors c’est certain que je n’allais pas là. Ensuite, parce que #metoo est un mouvement important, alors je ne voulais pas faire un film qui irait à l’encontre de ce mouvement et des changements qu’il se propose d’apporter. Beaucoup de gens tiennent à ces changements, moi aussi. Pour faire ces changements-là, il faut regarder la question en profondeur, il faut considérer tous les points de vue pour arriver à se faire une idée. Il y avait ça dans le #metoo au départ, cette idée où tout le monde devait penser dans le même sens, sinon tu allais à l’encontre du principe, et c’est un peu à ça que je m’opposais.
Il y a une question qui m’interpelle beaucoup dans le mouvement #metoo, mais dans le mouvement féministe aussi, c’est l’idée de victimisation. La victimisation enlève tout pouvoir aux femmes et je questionne ça beaucoup.
Êtes-vous surprise ou déçue que cet élément-là du film – ce n’est qu’un des éléments du long métrage – soit parmi ses plus polarisants ? Certains spectateurs sortent probablement du visionnement en ayant une image négative de Marie-Claire, ce qui pourrait teinter leur idée générale du personnage.
Je ne suis pas déçue, pas du tout. Je suis surprise, en fait, que ça ne polarise pas plus que ça. Je m’attendais à beaucoup plus de polarisation, même s’il ne s’agit que d’un élément du film. Ce qui me fait dire que l’on est en questionnement, effectivement. On a tourné le film l’année passée, à ce temps-ci de l’année, et je pense que si nous l’avions sortie l’année dernière, ça aurait été une tempête. Un an après, toutefois, je n’ai encore rencontré personne qui m’a rembarré en me disant « t’es dans le champ ». Il y a des gens qui ont été choqués, des gens qui ont été bousculés, mais j’ai eu l’impression que la discussion était ouverte. On est en route. Il y a une ouverture qu’il n’y aurait probablement pas eu l’année passée. Le manque de polarisation est donc positif parce qu’on est en discussion pour un changement majeur dans les relations hommes-femmes, par rapport à la sexualité.
Dernière question plus générale : quelles réflexions voulez-vous provoquer chez le public ressortant du visionnement de votre nouveau film ?
Je ne voulais vraiment pas faire un film moral, je pose des questions éthiques à différents endroits, j’offrais un portrait qui suscite des interrogations, des questionnements. Je suis contente que vous aillez parlé du couple, parce que c’était un des points les plus importants, mais c’est peut-être aussi celui qu’on aborde le moins. La réflexion sur le couple, cette dynamique-là – amour, sexualité, couple, fidélité -, c’était le point qui m’intéressait le plus.