À Tadoussac, les horaires sont décalés : le matin représente la nuit, l’après-midi le matin, le soir l’après-midi et la nuit la véritable soirée. C’est donc dire que si le village est plus tranquille durant la vraie matinée, la vie reprend son cours en début d’après-midi.
Cyril Schreiber
Pas étonnant, donc, que la riche programmation de cette trentième édition commence parfois à 14h, comme ce fut le cas des Hay Babies à la scène Hydro-Québec. Le trio acadien composé de Katrine Noël, Vivianne Roy et Julie Aubé avait-il reçu un cadeau empoisonné avec ce spectacle en après-midi ? Bien au contraire : la foule s’était amassée sous la tente pour acclamer ce jeune groupe de trois femmes très complices sur scène. Si les comparaisons avec la grande sœur Lisa Leblanc sont inévitables (même accent, mêmes expressions), elles s’arrêtent bien vite, tant Les Hay Babies ont leur univers propre à elle, plus folk-country avec des chansons plus calmes, peut-être moins dansantes que l’auteure d’Aujourd’hui ma vie c’est d’la marde, chansons parfois même plus sérieuses, aux textes très travaillés et intelligents. Elles ont remporté un beau succès amplement mérité en ce vendredi après-midi, succès qui ne fera qu’augmenter dans les mois à venir, avec la parution d’un album complet à l’automne. La découverte de ce 30ième Tadoussac, définitivement.
Direction ensuite le chapiteau du cirque, une nouvelle scène cette année, installée pour une véritable troupe de cirque qui sévira quelques jours après le Festival de la chanson. C’est la jeune chanteuse québécoise Marcie qui a eu l’honneur d’inaugurer ces nouveaux lieux où les sièges sont installés en rond autour de la scène – inutile de dire qu’il vaut mieux être le plus centré possible, sinon l’angle de vision est moins bon. Marcie venait chanter les chansons de son premier album éponyme en plus de reprendre Françoise Hardy (La maison où j’ai grandi) et Félix Leclerc (La fille de l’île). Entourée de ses trois musiciens dont le français mais québécois d’adoption Ludo Pin, Marcie n’a pas hésité à délaisser mon micro pour entonner ses airs délicats et ses textes raffinés, malgré le fait qu’on entendait parfaitement Keith Kouna, qui performait sur la scène la plus proche, entre deux chansons. Une sorte de Barbara à la guitare, toutes proportions gardées bien sûr, et surtout une belle découverte à faire.
Après une pause-repas à l’incontournable restaurant Le Bateau, c’était le temps de l’un des deux spectacles collectifs les plus attendus du Festival, l’hommage à Brel intitulé Ne me quitte pas. Présenté l’année dernière au festival Montréal en lumière et repris lors de l’actuelle petite tournée, Ne me quitte pas : un hommage à Jacques Brel est signé Luc De Larochellière à la mise en scène, qui ne se prive évidemment pas de s’inclure dans « son » spectacle en compagnie d’un nombre impressionnant d’artistes, aussi variés que passionnés par le répertoire du Grand Jacques. Ce répertoire, il est immense, magnifique, intemporel, et il continue de parler au public d’aujourd’hui, aux générations plus jeunes. De J’arrive à La quête, en passant par les incontournables Ne me quitte pas, La chanson des vieux amants et Quand on n’a que l’amour, mais aussi des chansons peut-être moins connues, cet hommage a donné au public de Tadoussac de grands moments de poésie et de frissons… mais aussi des moments plus difficiles. La mise en scène très classique et répétitive (un extrait vidéo, un interprète, deux chansons, etc.) ainsi que des cafouillages de certains chanteurs ont fait de ce spectacle un moment en dents de scie. Saluons quand même les chanteurs qui, de Bïa à Marie-Josée Lord en passant par Pierre Flynn, Isabelle Boulay, Danielle Oderra, Luc De Larochellière, Bruno Pelletier, Paul Piché, Marie-Élaine Thibert et Diane Tell, ont su donner leurs voix, parfois dans des contre-emplois savoureux, au répertoire du Grand Jacques, le tout accompagné du pianiste Benoit Sarrasin. À défaut d’être parfait, Ne me quitte pas : un hommage à Jacques Brel nous replonge dans un univers de poésie et de sensibilité tout à fait unique et intemporel.
Tandis que Yann Perreau se produisait à l’église avec son dernier spectacle en date À genoux dans le désir, et que VioleTT Pi performait sur la scène Télé-Québec, il y avait de la chanson française au Chapiteau du cirque à 21h30 avec Xavier Lacouture, chanteur de l’Hexagone qui a une longue histoire d’amour avec Tadoussac et son festival depuis une dizaine d’années, que ce soit en tant que professeur d’écriture ou en tant que chanteur. Devant une foule malheureusement disparate mais enthousiaste, Lacouture a entamé son tour de chant à l’accordéon en déambulant à travers la foule avec sa chanson Je fanfaronne. Seul sur scène avec sa guitare ou son ukulélé, Lacouture a pigé dans son vaste répertoire, bourré de jeux de mots mais où se glisse aussi une certaine tendresse. Avec toujours ce souci d’échange avec le public, pendant un peu plus d’une heure, Lacouture a chanté ses meilleures chansons, fait du Lacouture pur jus. Le public a eu le droit à tout un show durant lequel il n’a pas été déçu par Xavier Lacouture, le roi de la poésie humoristique.
Les couche-tard amateurs de Louis-Jean Cormier, ce chanteur québécois ex-Karkwa qu’on ne présente plus, en ont eu pour leur argent sur le coup de 23h45, toujours au Chapiteau du cirque, sur l’étroite scène où il fallait que Cormier et ses quatre excellents musiciens (Simon Pedneault, Adèle Trottier-Rivard, Guillaume Chartrain et Marc-André Larocque) devaient s’installer. Ils ont pris le pari de tourner le dos au public, se regardant ainsi jouer, ce qui n’arrive pas si souvent que ça. Le tout assis la plupart du temps. Pour sa première fois à Tadoussac en solo, Cormier a su tirer profit de ce lieu en le rendant magique : un peu local de répétition, un peu party de cuisine, un show « unplugged pluggé », le chapiteau lui rappelant d’ailleurs le clip d’Osez Joséphine. Tandis que Cormier n’a utilisé que des guitares acoustiques, Simon Pedneault, lui, a joué ses solos de manière peut-être moins enflammée, mais sans doute plus précise. On ne peut pas parler de spectacle acoustique, or cette performance nocturne avait quelque chose de spécial par rapport au reste de la tournée – c’est la magie de Tadoussac. Magnifiquement éclairés par les lumières de Mathieu Roy, Louis-Jean Cormier et ses musiciens ont donné quelques beaux moments de communion avec le public, souvent silencieux, comme pour mieux apprécier la qualité des textes et des musiques de l’album Le treizième étage, de Karkwa (L’épaule froide, méconnaissable, Échapper au sort), de Gaston Miron/Gilles Bélanger (le projet des 12 hommes rapaillés) ou de Félix Leclerc (reprise toute personnelle de Complot d’enfants). Encore un spectacle de qualité de la part de Louis-Jean Cormier, qui plus est ici unique et magique. Ça valait le coup de se coucher tard. Ou de ne pas se coucher du tout.