Étrange objet que celui-là, qui proclame dans son titre même une bien curieuse bipolarité et un saisissant paradoxe : Pierre Lapointe nous promet-il ici une plongée au cœur de la passion, un voyage émotif et bouleversant ? Ou, au contraire, propose-t-il quelque savante architecture musicale, quelque minutieuse et froide dissection du muscle de l’amour ? Même après quelques écoutes, on ne sait trop. On s’interroge.
La pochette de l’album, signée Pascal Blanchet, est superbe, avec quelque chose du kitsch froid et décalé de Mad Men. Bel objet, se dit-on. Bien sûr : après tout, il s’agit d’un disque de Pierre Lapointe. L’homme a du goût – quoiqu’on puisse ne pas le partager. Le contenu musical est à l’avenant : fin, poli, travaillé. Onze pièces minutieusement serties dans un élégant collier de perles musicales. Court, le collier : trente-six minutes à peine. Court, mais élégant, cohérent, magnifiquement calibré. Un bijou parfait, confectionné par un joaillier virtuose.
La pièce éponyme, qui ouvre l’album, prend la forme d’un bouleversant crescendo, méditation glaciale et glaçante sur le temps qui passe, le malheur, les amours envolées et le corps qui lâche. La plume est acérée, sans pitié : on frémit lorsque l’artiste scande, en détachant parfaitement chaque syllabe : « Tu repenses à ta grand-mère, te dis qu’elle t’a vraiment aimé/Tu revois sa couche pleine venant tout juste de déborder ». Un coup de scalpel.
Quelques pistes plus loin, Sais-tu vraiment qui tu es ? enchaîne les observations cruelles et existentielles. La langue est propre, châtiée, coupante ; parfois, la parole s’emballe, le couteau glisse et s’émousse, comme lorsque Lapointe fait le tour du monde en une strophe : « Tu as déjà vomi l’Asie/Les Amériques sont tes amies/Quand tu nous parles de l’Europe/Tu dis d’elle qu’elle est une salope ». Qu’il est honteux d’être humain, juste avant, souffrait déjà de la même lourdeur poétique, du geste brusque qui sonne faux, de l’enflure qui fait rater la cible. D’un poil, mais tout de même.
Une oeuvre ambitieuse
La science du cœur est un disque ambitieux, œuvre d’un auteur-compositeur-interprète sûr de son talent et de ses moyens. Le travail de David François Moreau, à la réalisation, est impeccable. La musique, presque entièrement acoustique, est souvent sublime : les cordes, riches, vibrantes, donne à l’ensemble une rare profondeur orchestrale. Au diable les rythmes synthétiques et les atmosphères électroniques et artificielles : ici, tout est organique et mélodique, le piano se marie aux violons. Pierre Lapointe creuse son sillon : on reconnaît sa patte musicale dès la première écoute. Pour un peu, on se croirait perdu de nouveau dans la forêt des mal-aimés.
Mais voilà : on n’y est pas. La magie ensorcelante de la forêt hantée, sa poésie mythique et fantastique ont laissé place aux teintes cliniques et aux synapses invincibles de la science et de la méthode. Certes, tout est beau – malheureusement, tout est froid. Ou presque. Le retour d’un amour est un hymne poignant et splendide : une grande chanson française, sentie, puissante, déchirante. « Suis-je con ? Suis-je mal ?/Me suis-je déloyal ?/Suis-je nouvellement aveugle ou ai-je retrouvé la vue ? » Tout est dit. Tout est là. Une lettre, dont la musique a été composée par Daniel Bélanger, frôle les mêmes sommets. Mais, à côté de ces moments criants de vérité, il y Alphabet, une interminable énumération d’aphorismes pédants et de références pétries de haute culture contemporaine, qui nous font dire que cette dernière offrande n’est pas seulement ambitieuse : elle est aussi un peu prétentieuse.
Il s’agit de le répéter : l’objet est beau. Reste qu’à l’arrivée, ce nouvel opus est bien davantage cérébral qu’émouvant. On a perdu le cœur de vue en cours de route : à la fin, c’est bien la tête qui triomphe.
3/5