Après des mois de février et mars bien chargés, l’on pourrait croire à des temps plus doux et à des eaux plus tranquilles. Détrompez-vous ! La saison culturelle 2024-2025 est loin d’être terminée et ce qui reste à venir s’avère très prometteur ! En attendant la saison chaude et les mille et un festivals, et pourquoi pas aussi pour en venir à bout de la fin de session, Impact Campus vous propose de vous immiscer dans les coulisses de quelques spectacles théâtraux à mettre sans faute à votre calendrier à travers une série d’entretiens. Au diable les critiques ! Aujourd’hui, Impact Campus est de retour pour parler de la pièce Le vote stratégique avec Valérie Boutin, pièce qui sera jouée à Premier Acte du 15 au 26 avril. Au menu, bouffonneries en tous genres, interactions avec le public, spectateur.rices électeur.rices, absurde, inquiétudes politiques et résistance.
Par Frédérik Dompierre-Beaulieu (elle), cheffe de pupitre aux arts
Les bouffons, du Conservatoire à la scène
Lors de notre entretien, Valérie m’explique que l’art du bouffon, s’il est enseigné au Conservatoire d’art dramatique en raison de son utilité pédagogique, n’est pas une forme à laquelle on peut habituellement s’attendre plus tard sur scène. Pourtant, il y a là une expression artistique particulièrement libératrice, et certainement utile par-delà les bancs de l’école.
“C’est dans cette optique là que j’en ai fait au Conservatoire, même si on n’y touche pas en se disant qu’on va en refaire. Je me souviens que j’avais beaucoup aimé mon cours. Je m’amusais énormément, parce qu’on a une liberté qui est complète avec le bouffon : on n’a pas à être politiquement correct, à mettre des gants blancs pour dire ce qu’on a à dire. Ça apporte une belle liberté, qui est trippante.
Ça fait déjà 8 ans que la compagnie existe et je pense que par rapport à mon rôle de comédienne, faire constamment du bouffon, c’est se rappeler la liberté qu’on a sur scène. C’est tellement le fun à faire. Souvent, quand les gens me croisent par après, c’est très long avant qu’ils m’associent à ce personnage là. On a tellement l’air de rien en bouffon qu’on sent qu’on peut tout faire, tout dire. Ça enlève toute forme d’autocensure. Ça fait qu’après, même quand j’aborde des rôles, disons plus conventionnels, je me rappelle de cette liberté là. J’ai enseigné le bouffon au Conservatoire, et c’est beaucoup ce que les étudiants en retenaient. Comme interprète, c’est très nourrissant comme forme, de pouvoir se lancer dans le vide et faire ce qu’on veut.”
Avant de s’embarquer dans la création du Vote stratégique, Valérie et s’est collègues ( ont d’abord eu la chance d’expérimenter l’art du bouffon avec la pièce La cour suprême, également présentée à Premier Acte, puis avec Meeting. “Suite à ça, il y avait encore des sujets dont on n’avait pas eu la chance de parler, comme la politique, et on a fini par créer Le vote stratégique. C’est vraiment arrivé de fil en aiguille. On se rend compte que dans le contexte actuel, c’est très payant la forme du bouffon. On est quand même dans une mouvance où on marche beaucoup sur des œufs dans la sphère publique. Le bouffon nous permet d’éviter ça.”
Le vote stratégique met en scène trois bouffons, soit le DoucheBag, le Wannabe et LaCharrue, archétypes très clairs et définis, nés des précédentes pièces notamment à force d’explorer la plasticité du corps qui se transforme. Des personnages qui, m’explique Valérie, se définissent spécifiquement par ce rapport au corps, par exemple grâce aux jeux de posture ou par l’ajout de bosses et déformations corporelles avec les costumes.
Mais pourquoi constamment revenir à ces personnages ? “C’est quand même particulier la forme du bouffon, parce que le propre du bouffon existe, mais après il se transforme, il caricature constamment. Donc oui, on a toujours nos personnages, mais nos personnages ne sont pas là la majorité du temps dans un spectacle, parce qu’on joue toujours des choses différentes. Ce n’est pas une forme standard où tu peux construire la psychologie de ton personnage, par exemple. Les bouffons sont vraiment des bibittes. Ce qui est intéressant dans le fait de les réutiliser c’est qu’ils sont inscrits dans nos corps, ce qui fait qu’on peut répéter sans costume tout en sachant comment se placer, comment toucher les bosses de nos collègues, etc. Ça nous aide aussi physiquement à nous adapter. C’est très physique, de faire du bouffon, mais pas toujours de manière équilibrée. On se retrouve à aller chez le chiro ou chez le physio pour être capable de compenser. Mais en répétition, nos corps savent.”
Mais incarner encore et encore le bouffon, c’est aussi plus qu’une simple histoire de corporalité ou de comédie physique : ça permet aussi à l’équipe d’approfondir et des complexifier les dynamiques qui les caractérisent et qui se développent toujours un peu plus au fil du temps, des répétitions et des représentations. “Les bouffons se tiennent vraiment en groupe, donc c’est de savoir ne serait-ce que physiquement comment on s’imbrique. Mais parfois, par rapport à certaines situations ou certaines scènes, on est de plus en plus capable d’établir quel bouffon va être le meilleur pour l’aborder, et pour déterminer quel rôle, quelle posture les autres vont adopter là-dedans.”
Impliquer et taquiner le public, une manière de le conscientiser
Avec les bouffons, la pièce prend “des proportions démesurées.” C’est “grotesque, loufoque”, caricatural et satirique. Pourtant, il ne s’agit pas uniquement de donner son 110% en termes d’énergie, puisqu’il faut effectivement savoir doser pour garder le public captif tout en lui laissant l’occasion de souffler et de réfléchir au propos de la pièce, au-delà de cette irrévérence. Selon Valérie, cette capacité à nuancer tient beaucoup des enchaînements, puisque “c’est ben beau se faire envoyer tout ça dans la face, mais il faut aussi respirer. Une fois que tout est créé, on voit à quels moments on a besoin de souffler, comment placer tout ça. C’est quand on feel qu’on est capable de doser.”
Plus encore, il semblerait que les spectateur.rices y soient pour beaucoup dans cette énergie une fois sur scène, puisque le bouffon existe avec le public. “Il n’y a jamais de quatrième mur. C’est certain que de soir en soir, le spectacle peut être très différent, ne serait-ce que parce qu’on s’accroche à ce que vit le public, on s’accroche à ses réactions. Il y a toujours de ça, en théâtre, mais c’est particulièrement vrai pour le bouffon. On le laisse vraiment vivre les réactions.”
Sur le site internet de Premier Acte, on peut d’ailleurs lire l’invitation suivante : “Venez accomplir votre devoir de citoyen·ne et participez aux élections !” Vous l’aurez compris, les spectateur.rices sont invité.es à participer et à interagir avec les bouffons ou à influencer le déroulement de la pièce, qu’il s’agisse de mettre de l’ambiance ou carrément d’en influencer la suite. ““En entrant dans la salle de Premier Acte, on veut que les gens aient l’impression d’aller dans un show de lutte plutôt qu’à un spectacle de théâtre. Sur place, les gens vont pouvoir s’acheter de la bière, du popcorn, des chips pour manger et boire durant le spectacle, et on va les accueillir. Les bouffons sont déjà dans la salle quand les gens entrent, on va vendre des coupons de tirage, tirage qui aura lieu durant le spectacle. Et, évidemment, à un moment dans le spectacle, les gens vont être appelés à voter, d’où l’idée du vote stratégique, tout le monde devra se prononcer. Tout le monde va aller aux urnes, ça fait partie du spectacle. Chaque vote va compter.”
Choix judicieux qu’est celui du parallèle entre la campagne électorale et la lutte…Plus que des dialogues ou des interactions scriptées, la pièce laisse aussi place à l’improvisation. Cela nécessite des comédien.nes qu’iels soient 100% investi.es, ne sachant pas toujours d’avance ce qui va arriver en raison de cette place importante accordée à l’implication des spectateur.rices. “En tant qu’interprète, ça exige d’être dans le moment présent.”
“Si on ne s’occupe pas de la politique, la politique s’occupe de nous !” est d’ailleurs la ligne directrice du spectacle. “C’est omniprésent, et l’implication du public y est pour beaucoup à ce propos. Intéressons-nous, soyons au courant de ce qui se passe, parce que ça nous concerne directement, peu importe les enjeux. Toute la dramaturgie s’organise autour de ça, et c’est ce qui nous mène au bout du spectacle.” Quand je demande à Valérie comment on fait pour garder un petit côté mordant, comment iels font pour être cyniques sans être fatalistes, Valérie me répond d’abord en riant qu’effectivement, “c’est difficile de ne pas l’être, surtout à notre époque.” Elle ajoute cependant qu’à “la base, quand on parle d’un sujet, c’est qu’on pense que ça vaut la peine d’en parler, et donc qu’il y a quelque chose qu’on peut faire par rapport à ça. Comme dans le spectacle on parle de politique, notre objectif n’est pas seulement de dire que c’est de la merde. Le but, c’est plutôt qu’on s’intéresse à la politique justement.”
Le comique et l’absurde pour faire face aux inquiétudes du réel
Il faut comprendre que Le vote stratégique est un spectacle qui a entre autres été motivé par des inquiétudes politiques réelles, et que c’est donc bien spécial pour ses créateur.rices de le jouer à l’aune des élections fédérales. “Pour nous, c’est un immense cadeau. Quand on réfléchissait au spectacle, on se disait que ce serait extraordinaire de le jouer pendant la campagne électorale. Il faut se dire qu’entre le moment où on décide de créer un spectacle, qu’on le dépose, qu’il est accepté, etc., il y a aussi un délai, et il faut prendre en compte nos disponibilités. Quand on a vu il y a quelques mois qu’on s’enlignait pour être en plein dans les élections, et qu’en plus la dernière représentation est deux jours avant les élections fédérales, on ne pouvait pas rêver mieux, et dans le contexte actuel, surtout. Ça fait quand même quelques années qu’on a commencé à travailler sur le spectacle, et il se passe tellement de choses à l’échelle mondiale, c’est complètement fou. Donc quand on a recommencé à travailler plus intensément sur le spectacle en janvier, on se demandait comment on allait faire pour upstager la réalité. Même avec un show de bouffons, on se disait que ça allait être dur d’accoter ça. Comment est-ce qu’on peut être plus bouffons que la vraie vie en ce moment ?! Comment bouffonner un bouffon, c’est une question qu’il a fallu qu’on se pose !”
Mais comment faire, justement, pour rester proches de l’actualité politique sans se noyer dans l’absurde, ou, au contraire, pour réussir à s’échapper d’un réel lui-même parfois surréel ? “Dans le travail de création, ça bouge tout le temps. Entre la première représentation et la dernière, c’est certain que certaines choses vont arriver, en plus en campagne électorale ! On veut toujours être au goût du jour, pour voir comment on peut intégrer des moments qui se sont passés la journée même, par exemple. Même en création, c’est ça qu’on fait. Souvent, ça peut juste être une petite phrase intégrée à une section dans laquelle ça fit, pour que les gens se disent “Ah, c’est ça, ils sont en train de parler de ça!” C’est vraiment de voir comment le plugger pour que ce soit juste un petit clin d’œil à l’actualité pour que les gens comprennent de quoi on parle.”
Le bouffon, parce que c’est notamment l’art de rire de tout, sans retenue et sans censure, est une forme de plus en plus bienvenue dans les salles, une forme qu’apprécie aussi le public face au contexte politique des derniers temps. “Quand on a commencé avec notre premier spectacle, on se demandait ce que les gens allaient en penser, on se disait qu’ils allaient sortir de la salle, qu’on allait avoir des critiques épouvantables, parce que le bouffon c’est une forme que personnellement, je n’avais jamais vue en spectacle professionnel. Certains spectacles avaient un ton bouffonesque, mais c’était tout. Je me souviens même qu’au Conservatoire, on se faisait dire qu’on n’en referait jamais. Donc on était prêts à ça, mais dès le premier spectacle, on s’est rendu compte que non, que finalement, les gens veulent ça. Ils veulent assister à un spectacle où enfin on dit les choses, où il peut y avoir des réflexions intelligentes. Au contraire, on sent vraiment, en en étant à notre troisième spectacle, qu’on s’est installés dans le paysage culturel à Québec, et même ailleurs. On sent qu’on existe. Après, c’est certain que ce n’est pas une forme très institutionnelle, le ton est très clair, mais on sent que notre place est là, on sent qu’on est accueillis, qu’il y a un engouement dans le milieu culturel et auprès des spectateurs.”
À l’approche des élections, “Faut pas rester assis sur son cul la gang!”, nous dirait vraisemblablement le personnage de LaCharrue, selon Valérie. “On aimerait qu’en sortant du théâtre, les gens retiennent qu’on a un impact, même quand on n’y croit plus. Il ne faut pas arrêter de croire à cet impact sur ce qui nous arrive collectivement.” Loin des positions abstentionnistes, donc. “Notre ligne, c’est qu’on peut rire de tout ce cadre politique là, mais si on fait ce spectacle, c’est qu’on croit que l’opinion populaire compte. C’est pour ça aussi que le public vote, et on voulait que ça ait une incidence sur la suite du spectacle. Dépendamment du vote du public, le spectacle change du tout au tout. Le vote a un réel impact. Et oui, effectivement, on veut que les gens y croient en sortant, et qu’ils se déplacent pour aller voter. On le sent bien, avec tout ce qui se passe, qu’il faut s’accrocher à ça.”
Le vote stratégique sera présenté du 15 au 26 avril au théâtre Premier Acte. Pour vous procurer les billets et vous prêter au jeu bouffonesque de la démocratie, c’est juste ici.