Recréer sur la glace le « mystérieux phénomène des nuées d’oiseaux, ces ballets aériens hallucinants joliment appelés murmuration en anglais ». Voilà le défi que se sont lancé les artistes du Patin Libre avec Murmuration, présenté ces 4 et 5 avril derniers. Une fois de plus, La Rotonde et sa programmation ont réussi à en mettre plein la vue et à émouvoir avec cette production unique en son genre. Une proposition effectivement bien spéciale qui permit à son public d’oublier l’habituelle froideur de l’aréna de banlieue en faisant de cet espace a priori banal un tableau vivant et surtout poétique de corps en vol.
Par Frédérik Dompierre-Beaulieu (elle), cheffe de pupitre aux arts
Chorégraphie : Alexandre Hamel, Pascale Jodoin, Samory Ba | Interprétation : Haley Alcock, Samory Ba, Jacqueline Benson, David Billiau, Taylor Dilley, Jennifer Edwards, Alexandre Hamel, Pauline Irman, Pascale Jodoin, Melanie Kajanne Källström, Isaac Alan Lindy, Kristýna Mikulášová, Maude Poulin, Oktawia Ścibior, Bethann Weick
« Du patin de haute volée, vertigineux qui explore les interactions dynamiques d’un vivre-ensemble harmonieux et grisant », peut-on lire dans la description du spectacle rendue disponible en ligne. On ne saurait mieux dire, puisque Murmuration, à travers sa chorégraphie céleste et par-dessous tout hypnotique alternant entre puissance et légèreté, flottement et vifs élans, rappelle tantôt les électrons libres, tantôt les oiseaux ou même les bancs de poissons.
Les formations, les déplacements, les changements de direction peuvent, aux yeux des non-initié.es, paraître plus « faciles » si l’on parle en termes de degré d’exécution, puisqu’après tout, les interprètes n’ont dans ces moments à effectuer ni acrobaties sophistiquées (quoique) ni séquences de mouvements alambiquées ; iels n’ont qu’à se laisser porter par la glace, à suivre le reste du troupeau.
Mais ce qu’on omet d’apprécier, derrière ces mille et un flux, c’est justement la complexité de l’élaboration et de la coordination nécessaires à leur réalisation. Ce sont les heures et les heures de répétition, celles passées à tout calculer pour en arriver à se frôler sans se heurter, à le faire en continu et rapidement, à la manière des one shot take au cinéma ou à la télé pour ne jamais rompre les flots, et celles passées à apprendre à s’écouter, aussi, à passer d’un.e meneur.euse à un.e autre presque trop naturellement.
Murmuration exige de ses artistes une conscience spatiale assez impressionnante merci, exigent d’elleux qu’iels sachent exister et bouger en tenant compte du groupe, de sa cohésion puis de ses dispersions tout comme des voies et des tournures qui leur sont propres. Oui, on sous-estime l’ampleur du travail que requièrent ces nuées pour en arriver à un résultat à la fois précis, tranché au couteau et organique, et c’est notamment grâce à cet équilibre dynamique que Murmuration atteint quelque chose de l’ordre du grandiose.
Mais par-delà l’effort de groupe, c’est aussi le patinage et ce qu’il permet à la danse et à l’art contemporain de manière générale qui octroie à ce spectacle une dimension jusqu’alors plutôt inédite. La glace permet effectivement des déplacements qu’il ne serait pas nécessairement possible de faire normalement sur une scène : parce que l’espace est nettement plus vaste et que ça va plus vite, certes.
Mais ce n’est pas tout. Les bruits des coups de patin, de leurs glissements et de leurs freinages participent de l’ambiance en se faisait eux-mêmes musique, évoquent les bourrasques du vent ou le ressac des vagues du fleuve, ce qui rend l’expérience d’autant plus immersive et même contemplative. C’est parfois onirique, parfois plus sombre et même un peu drôle, et les changements de ton qu’induit entre autres la trame musicale (qui alterne entre classique, jazz et des segments plus électro) font cependant en sorte que le public demeure attentif.
Dépendamment de l’éclairage, on peut déceler des tracés fugaces, presque fantomatiques qui accompagne, poursuivent les lames des patins au fur et à mesure qu’ils effleurent puis éraflent et entaillent la glace, donnant cette impression de beauté suspendue ou d’effet miroir en réponse au flottement des artistes.
Murmuration nous invite à revoir et à renouveler nos perceptions par l’intermédiaire d’une forme de défamiliarisation, entre autres parce que cette proposition implique un tout nouveau rapport à l’inertie et au collectif en tant qu’art total. C’est, finalement et d’une certaine façon, s’en remettre à notre capacité d’émerveillement.