Pendant qu’au café Fou Æliés le maestro nous en pousse une facile, Émile nous parle des sentiers qui l’ont mené à la création de son premier album Aimer les monstres.
Émile a le regard un peu fuyant, et pourtant, rares sont les artistes qui nous ont fait cadeau d’une telle présence, d’autant plus qu’il est 10 h 28 am.
L’enfer, c’est les autres ou c’est toi ?
Il rit. « Ce matin, c’est peut-être un peu moi… Honnêtement, un gros mélange des deux. Mais à partir du moment où tu décides de te servir de ces peurs-là, de ces zones ombrageuses, que ce soit les tiennes ou celles des autres, ça peut devenir une force, un bon combustible du moins, pour avancer. Je pense qu’en écrivant cette chanson-là ( en faisant référence à sa chanson titre Aimer les monstres ), j’ai décidé de mettre à profit des racoins de moi qui parfois étaient très fragilisés, pas jolis, pour les transformer en quelque chose qui était le plus vivant possible, je voulais un disque qui soit complètement les deux pieds dans la vie. Je ne voulais ni être reclus sur moi-même ni être déprimant. »
S’il aborde des sujets qui ne sont pas toujours « reluisants », Émile ne travaille jamais en choisissant d’avance à quel sujet il touchera précisément. « Tu finis par y arriver, tout simplement », confie-t-il. « D’après les mots que je reçois, les réactions des gens à la fin des spectacles, j’ai l’impression qu’au final il sort quelque chose de lumineux de ça. En fait, je pense qu’il y a une tension volontaire entre la pulsion de mort qu’il peut y avoir dans les mots et la pulsion de vie qu’il peut y avoir dans la musique. Et parfois même, c’est un jeu intéressant de se dire que quelqu’un puisse se sentir dans la peau d’un des personnages sur le point de flancher, mais que la musique le tire vers la vie, et que de cette tension-là il y ait quelque chose d’hyper vibrant qui puisse exister. C’est ce que je cherche, en tout cas, quand je travaille », lance-t-il, enthousiaste.
Ça revient un peu à combattre le mal par le mal ?
« Oui, il y a ça. » Un grand silence s’installe. « J’ai l’impression, par moments, d’admettre des choses », poursuit-il. « Par exemple dans la chanson titre, beaucoup de gens m’ont posé des questions sur la finale. On décrit un gars solitaire, un enfant dans son malaise de préado, dans son incapacité à communiquer, son rapport un peu terne avec les autres, avec lui-même, avec le monde. Son espace imaginaire est teinté par la violence des jeux. Son espace de rêve à lui, la seule façon où il pourrait rêver la vie, s’exulter, c’est d’une façon qui serait violente. La finale, ça dit : un jour je vais m’acheter des missiles que je contrôlerai avec ma montre, je vais aller au-dessus des villes, je vais aller aimer les monstres. Quelqu’un m’a déjà demandé si le petit gars allait devenir un terroriste… » On éclate de rire. « Tu vois, ça pour moi ce serait un exemple qui illustre bien que les mots peuvent faire peur, mais que la musique en dessous a quelque chose d’assez éclatant pour la soutenir. Moi, à cet âge-là, ma volonté de puissance, ma volonté de vivre, elle s’incarnait par des chars qui explosent. Ultimement, c’est comme ça que je voulais pouvoir exister plus fort, en faisant exploser la vie autour de moi. Et pourtant je me dis mon Dieu, comment se fait-il que mon imaginaire envisageait cette issue-là? Je ne sais pas pourquoi. Mais je sais que ce n’est pas juste à cause de ce que je voyais à la télévision. »
Aujourd’hui, par quoi passe ta « volonté de puissance » ?
La réponse arrive aussitôt. « Elle s’incarne dans le métier que je pratique. L’endroit où je suis le plus heureux dans la vie, c’est sur une scène. C’est peut-être tragique quelque part aussi, mais c’est vraiment là que j’ai l’impression d’être le plus solide sur mes deux pattes. Que les éléments dont j’ai besoin sont à porté de la main, que je sais où le navire s’en va. Ça passe par l’impression de faire du bien aux gens aussi. Et ça, ça peut être autant par le théâtre que par la musique. Maintenant, c’est sûr que ça me fait un grand bien, le geste artistique d’avoir mis ce disque-là au monde. De savoir que tous ces personnages-là, ces vies-là puissent exister dans la même heure et demie sur une scène. »
As-tu toujours su que tu ferais quelque chose de tangible avec la musique ?
« Je savais qu’il y avait quelque chose qui allait en résulter un moment donné. C’était d’allier ce que j’aime dans le jeu d’acteur, la scénarisation et la façon de créer des images à la sensation de plonger les doigts dans un piano… J’aime bien comparer cette sensation à un skieur qui dévale une pente vierge, poudreuse. Pour moi, entamer une pièce au piano, c’est viscéral. Le fait d’allier tout ça, au final, c’est cette envie qui traînait depuis longtemps… »
Et les mots, eux ?
« La joie du verbe, le bonheur profond des mots. J’aime les mots, j’ai grandi avec eux. Je n’aime pas seulement la littérature au sens parfois un peu fleuri ou déconnecté du terme, nuance-t-il, mais plutôt ce sentiment d’avoir le mot qui tombe en bouche tellement à la bonne place… Cette façon dont les consonnes s’entrechoquent entre elles pour faire résonner le sens de ce que tu veux dire », conclut-il, satisfait.
Dès qu’il repart, la serveuse m’agrippe. « Pis… y’est-tu aussi drôle dans la vraie vie qu’à la TV ? » Drôle je sais pas, mais il est aussi chouette derrière un piano que derrière un écran.
Émile Proulx-Cloutier s’est d’abord fait connaître comme comédien et réalisateur avant de se tailler une place dans le paysage musical québécois. Après son passage au Festival en Chanson de Petite Vallée en 2011, l’auteur-compositeur-interprète remporte 7 prix ( Prix du public, Prix Pauline-Julien, Prix ROSEQ, Prix UDA, Prix Artisti, Prix Chanteaufête, Prix Francouvertes ). Il s’exercera sur scène une trentaine de fois avant de se sentir prêt pour l’enregistrement, et de livrer son premier album Aimer les monstres, sorti le 25 novembre dernier sous l’étiquette La Tribu.