Photo: Courtoisie - Blanche Bulle

Un Saint-Jambe parmi tant d’autres

Pour son premier roman Saint-Jambe, récipiendaire du Prix Robert-Cliche 2018 et en librairie depuis le 10 octobre dernier, l’auteure Alice Guéricolas-Gagné s’est inspirée du quartier de Québec qui l’a vu naître pour créer de petits récits imaginaires, certes, mais toujours encrés dans une part de réel et dans une intention de voir le local traduire des préoccupations universelles. L’univers saint-jambien, découlant d’un historique Siège et ayant pris vie dans une succession de petits fanzines, montre à voir les originaux et autres rêveurs qui le peuplent, ainsi que ceux qui s’en exilent ou s’y établissent pour observer les gens, leurs traditions, leurs valeurs.

Impact Campus s’est entretenu avec l’auteure à propos de son processus de création, mais aussi des lieux et des sujets qui lui sont chers.

Dans quel contexte avez-vous écrit chacune des petites nouvelles qui constituent l’ouvrage Saint-Jambe ? 

Au départ, ça s’est construit au fil des années. La première incarnation de ces histoires-là, c’était dans des fanzines. Il y en a eu quatre au total, et dans chaque fanzine, c’était un peu un laboratoire d’écriture où je récoltais ici et là des petites histoires et à chaque lancement, il y avait un spectacle où j’invitais des amis à venir lire des textes, jouer de la musique, faire des projections. Tout ça a formé une petite communauté qui a énormément enrichi l’univers de Saint-Jambe. C’est toujours moi qui écrivais, bien sûr, mais le projet est devenu plutôt collectif quand même. 

Au fil du temps, il y a eu les quatre fanzines, donc, puis j’ai fait un mentorat d’écriture avec Première ovation. J’étais jumelé avec l’auteur François Blais et il m’a beaucoup aidé à retravailler des textes, à leur trouver un ordre, un sens.  

À quel moment avez-vous décidé de rassembler les écrits sous la forme plus englobante du roman, avec le prétexte ethnologique ? À la base, est-ce que la notion de Saint-Jambe était dans chaque nouvelle ? 

La notion de Saint-Jambe était là dès les débuts, ça a vraiment été le fil conducteur de toute cette entreprise. Particulièrement à partir du deuxième fanzine, qui s’appelait Chantier, c’est devenu très clair, même si les textes n’étaient pas encore destinés à devenir un roman, que tout allait découler de cette histoire, du Siège de Saint-Jambe. Ce Siège, c’est un peu la base de l’univers de Saint-Jambe, c’est ça qui a induit la suite. Les habitants y créent une utopie, une espèce de monde en retrait, ou comme disait mon amie «une île au-dessus de la ville». 

Le Siège se réfère-t-il à un événement précis ou bien il est purement imaginaire ? 

Il y a quelques années, il y a eu des grands travaux dans le quartier Saint-Jean-Baptiste, où ils ont refait les canalisations, ils changeaient des tuyaux. Ce fût de longue haleine ! Ça s’est échelonné sur plusieurs années et ça été un des moteurs de l’émergence du Siège de voir le quartier à feu et à sang. Ça donne des idées ! C’est assez impressionnant de voir les rues ouvertes, ça donnait des petits canyons très profonds où on voyait la roche.  

Il y avait des camions sur les rues, des petits balcons pour se rendre aux maisons, des moments où il n’y avait plus d’eau. C’était des conditions… d’assiègement ! Mais en même temps, c’était extrêmement beau de voir ce que ça permettait, de voir les espaces que ça ouvrait dans l’imaginaire. La présence des employés de la construction était aussi impressionnante, ils étaient là tous les jours, ils vivaient pratiquement ici, ils avaient leurs toilettes et leur radio, d’où cette impression d’être assiégés par des gens qui n’habitaient pas le quartier. C’était assez fondateur dans la mythologie saint-jambienne. 

C’est votre premier roman. Comment avez-vous vécu le processus d’édition, de publication et de lancement de ce projet ? 

Ça a été beaucoup de travail, je dirais. J’ai su que j’avais gagné le Prix Robert-Cliche au courant du mois d’avril [2018], puis j’ai fait un premier travail d’édition avec Mélikah [Abdemounen, directrice littéraire chez VLB éditeur]. On a considérablement retravaillé les textes ; la structure est demeurée la même, mais on a beaucoup élagué, puisque souvent quand on écrit, on en met trop, il y a des répétitions, trop de crémage. On a rendu ça un peu plus sobre, ou digeste. Puis, j’ai retravaillé les textes en juillet et août avec un autre éditeur. Donc, oui, c’était très complexe, parce qu’avec ces textes, ça fait cinq ans que je suis dans un processus d’écriture. Il y a également une bonne communauté de lecteurs dans le quartier qui tenaient à ces histoires, et moi aussi ! C’était donc un peu embêtant de mettre ces histoires entre les mains de gens qui ne vivent pas dans le centre-ville de Québec, qui vivent à Montréal. 

Il a fallu beaucoup d’explications pour leur faire comprendre ma démarche, leur expliquer plusieurs choses qui pouvaient sembler un peu bizarres à première vue, mais qui sont constitutives de l’univers du roman. Mais c’est positif, puisque ça m’a permis de réfléchir aux choix que j’ai fait, pour pouvoir les affirmer et les justifier. Je me sens maintenant beaucoup plus ancrée dans mon écriture. Rien n’est gratuit, tout est réfléchi. 

Est-ce qu’à certains moments vous aviez l’impression de trahir l’intention originale des textes ? 

Non, je n’ai jamais trahi ma démarche, mais c’est vrai que j’ai eu peur à plusieurs moments de le faire. C’était en fait ma plus grande crainte, parce que, déjà, de passer du fanzine au roman, ce n’est pas simple ! Dans le fanzine, il y a tout le côté contre-culturel qui est intéressant, alors que dans le livre, on se frotte à toute une industrie, il y a quelque chose de plus commercial. C’est des choses qui peuvent cohabiter : je respecte beaucoup le fanzine et j’ai l’intention de continuer à en faire, mais le livre offre aussi une diffusion plus large.  

Ça faisait aussi partie d’une démarche d’universalisation du propos, parce que je trouve ça vraiment intéressant de travailler sur un quartier précis, sur quelque chose d’hyper local, mais cette histoire-là s’inscrit dans une trame beaucoup plus globale. Si on pense à ce qui se passe en ce moment en termes de nationalisme dans le monde, je pense que Saint-Jambe s’inscrit dans cette mouvance un peu étrange de retour au local. À la fois étrange, et à la fois nécessaire. Je pense que c’est important que les petits endroits – petits endroits entre guillemets -, facent aussi partie de la grande trame.  

Quel rôle a joué l’écrivain François Blais dans le processus de création et d’édition de Saint-Jambe ? 

François Blais a été à la base de la mise en roman des récits. Il a vraiment été très important parce que, sans lui, probablement que je n’aurais pas fait un roman avec Saint-Jambe. Il m’a beaucoup aidé à retravailler les textes, mais aussi à penser à une architecture générale pour le livre. Il m’a beaucoup donné confiance. Je doutais, j’étais un peu dépassée par la diversité des voix qui s’expriment dans le roman – des fois les récits sont au nous, des fois au je. Qui racontent ces histoires, qui sont ces gens ? 

Donc, en somme, il m’a beaucoup aidé à accepter que c’est comme ça, que le récit est fait comme ça, qu’il est très impressionniste, parce qu’il y a des trous entre les histoires, beaucoup d’espaces vacants. En même temps, c’est ce que je voulais faire, pour laisser la liberté aux lecteurs et aux lectrices d’imaginer des choses entre les récits, de faire eux-mêmes le liant. C’est un peu comme l’Effet Koulechov au cinéma. Quand on met deux éléments ensemble, c’est la personne qui regarde qui fait le lien entre les éléments. C’est un peu le pari du roman, de mettre ensemble des éléments disparates en attendant du lecteur de faire des liens, de s’inventer des histoires. Le but n’est pas de raconter tout noir sur blanc et de dire aux gens quoi penser, le but c’est de faire rêver les gens, de leur faire combler les vides. 

Question classique, mais à quel point vous êtes-vous inspiré de vos histoires personnelles et de celles de vos proches et amis pour écrire les différents textes qui se trouvent dans le roman ? 

C’est très, très, très lié à des choses qui sont arrivées, soit à moi, soit à des amis. Il y a d’ailleurs plusieurs amis qui sont en vedette dans le livre, dont Filou, qui est une vraie personne. Évidemment, leurs aventures sont parfois magnifiées dans le roman, il y a un peu de fantasmagorie dans tout ça ! 

Qu’en est-il de la colonisation estonienne évoquée dans un des textes ? 

La colonisation estonienne vient peut-être d’un rêve. Il y a quelque chose de prophétique dans ce livre ! Avez-vous vu, la semaine dernière… en fait la journée de la sortie du livre, le Journal de Québec a publié un article où on apprenait que la basse-ville de Québec pourrait être inondée. C’est quand même assez impressionnant, je n’ai pas commandé la publication de l’article ! Ça nous rappelle le dernier récit de Saint-Jambe [Les grandes marées]. Je dis que c’est un peu prophétique parce que j’ose croire qu’il y a peut-être des choses qui vont advenir un jour. Voilà, je me suis donc inspiré du futur, je l’espère. 

Depuis quand habitez-vous le quartier Saint-Jean-Baptiste et quelle relation entretenez-vous avec celui-ci ? 

Je suis née ici. Au début, j’habitais sur la rue Lavigueur, puis j’ai toujours vécu ici, mis à part quelques voyages. J’ai vécu un an à Lyon, j’ai beaucoup voyagé et je suis pour quelques mois à Montréal, mais j’ai toujours habité dans le quartier, ce qui fait que je connais beaucoup de gens ici. J’ai beaucoup d’amis, ma famille, mais aussi ma famille plus grande, symbolique. C’est un peu mon village ! J’aime beaucoup le quartier, mais parfois, je sens l’envie de partir, parce que le monde est très vaste et c’est important d’aller voir ailleurs. Néanmoins, ça demeure mon point d’encrage, c’est toujours ici que je reviens. 

Dans le texte Bonjour Saint-Jambe, vous semblez exprimer une déception à votre retour de voyage dans le quartier. Avez-vous déjà vécu ce sentiment ? 

Oui, bien sûr. J’ai déjà vécu ça, parce que c’est vrai que Québec et Saint-Jambe… Comment dire ? C’est seulement un endroit dans le monde et c’est décevant d’être à un seul endroit. Mais c’est la loi de la physique, on n’a pas le choix ! C’est un peu souffrant, considérant que j’ai plusieurs attaches en France, notamment, mais également dans d’autres pays. J’ai vécu un an à Lyon, j’ai des amis là-bas, une partie de ma famille. Ma maman est Française. Saint-Jambe est donc à l’écart du monde : de l’Europe tout d’abord, et de Montréal ensuite. Par rapport à Montréal, ce n’est pas vrai que l’on est à l’écart, mais c’est une impression qui est tenace, d’où l’exode d’une bonne partie de nos concitoyens. Mais c’est ce qui fait aussi la beauté de Saint-Jambe, parce que c’est une communauté qui n’a pas le choix de se construire d’elle-même, parce qu’elle est un peu excentrée. C’est un des enseignements, même s’il n’y a pas de morale dans le livre, soit que les Saint-jambiens, même s’ils sont à l’écart, ils essaient de se réintégrer dans le monde, notamment par le recours aux traditions. Par exemple, le recours aux Grandes Dyonisies [dans le texte Les Grandes Dyonisies], où les personnages ont cette envie de s’inscrire dans l’Histoire, de s’inscrire dans le monde. L’idée de la colonisation estonienne [dans Le philologue à l’auberge de jeunesse], c’est un peu ça. Les propriétaires de l’auberge de jeunesse disent à la fin que c’est une chance de se faire coloniser, parce que c’est une occasion de découvrir autre chose et de devenir autre chose. C’est un appel à l’ouverture sur le monde, même si certains personnages du livre donnent l’impression d’être repliés sur eux-mêmes.

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