C’est ce samedi soir, au Festival d’été de Québec, que se donnera en spectacle Waahli, artiste montréalais d’origine haïtienne, dont les influences hip-hop, funk et afro-caribéennes tissent une toile musicale à la fois vibrante et consciente, entre mémoire, groove et engagement. Impact Campus s’est entretenu avec lui dans le cadre de cette performance. Ensemble, on a discuté de création, d’héritage identitaire, culturel et musical, de transmission et de la puissance des symboles qui traversent son œuvre. De la saponification musicale à l’activisme, en passant par la scène comme espace d’élévation et l’art comme forme de résistance joyeuse, bienvenu.es dans l’univers pluriel de Waahli.
Par Frédérik Dompierre-Beaulieu (elle), journaliste multiplateforme
Impact Campus : Comment tu te sens, avant ta performance au FEQ ?
Waahli : On est pas mal excités pour ce soir ! Il reste quelques petites préparations, mais on a hâte !
I.C. : Je voulais te poser quelques questions concernant tes albums. Tu as sorti Black Soap en 2018, Soap Box en 2022, Saponification en 2023, et ton plus récent projet, Seven Bubbles, poursuit l’univers symbolique du savon. Il y a une forme de continuité thématique, du moins dans les titres, avec le savon. Qu’est-ce que cette image continue de représenter pour toi aujourd’hui ? Comment as-tu l’impression qu’elle a évolué avec Seven Bubbles ?
Waahli : Je pense personnellement que oui, ça a énormément évolué. Depuis que j’ai voulu jumeler le concept des savons aux titres des albums, ça m’a ouvert beaucoup de portes créativement parlant, pour les compositions, l’écriture, les thèmes, etc. Pour Seven Bubbles, ça prend une forme abstraite, mais une forme aussi plus proche de l’humain, je trouve, que mes autres projets. Je parle beaucoup d’impermanence dans cet album, c’est vraiment ça le fil conducteur, avec le côté éphémère des bons moments et l’importance de les savourer. Il y a aussi le fait que ce soit 7 bulles, 7 chansons et 7 mondes complètement différents, 7 atmosphères uniques.
I.C. : Savais-tu d’emblée qu’il y aurait une continuité dès le premier album, ou ça s’est plus décidé par après, à force d’écrire ?
Waahli : Black Soap, c’est le premier projet, en 2018. C’est clair que ça a beaucoup aidé d’avoir cette thématique. Je me suis demandé jusqu’à où le concept pouvait aller, et je me suis dit que j’allais le pousser au maximum pour voir où ça allait mener créativement et artistiquement parlant. Avec ce concept-là, j’ai réussi à développer et explorer des thèmes de chansons auxquels je n’aurais peut-être pas pensé s’il n’y avait pas eu ce fil conducteur. Il faut aussi savoir que je suis une personne qui vient d’une ère de concepts : oui, j’adore écrire les chansons et composer, mais il y a cette question des concepts, des esthétiques qui permet d’ajouter de la profondeur et des couches aux thématiques qui sont exploitées pour un projet d’album.
I.C. : Ta métaphore du savon est à la fois douce et puissante : c’est un objet du soin, mais aussi de la parole et d’expression populaire, avec les soap box, justement. Comment choisis-tu les symboles que tu intègres à ta musique ?
Waahli : C’est souvent relié à des états d’âmes, à où j’en suis. Surtout pour Soap Box, en 2022, il y avait beaucoup de sujets qui me touchaient à ce moment-là. On parle aussi, dans ce contexte, de la pandémie, où on était isolés, où la parole de chaque personne était un peu ensevelie par tout ce qui se passait à l’extérieur. Pour beaucoup de personnes, on était silencieux, on vivait dans le silence. Ça m’a beaucoup aidé, et ça a ouvert les portes de la création. Je sentais que j’avais besoin d’être sur une boîte à savon, qui est un symbole de plateforme élevée, souvent utilisé aux États-Unis aux 18è et 19è siècles pour prendre parole dans les places publiques, pour exprimer ce que j’avais à exprimer à tous ceux qui voulaient bien écouter.
I.C. : Dans tes albums, tu fais dialoguer plusieurs traditions musicales — haïtiennes, funk, hip-hop, reggae, etc. Comment est-ce que tu fais pour trouver l’équilibre entre l’hommage et l’innovation, en mettant tout ça à ta sauce ?
Waahli : Dans cet élan artistique, j’essaie de rester le plus naturel possible, et j’essaie d’honorer les influences qui ont fait que je suis l’artiste que je suis aujourd’hui. Je viens d’un domicile haitien, de tradition haïtienne, mais je suis né à Montréal, de parents d’origine haïtienne ; je suis donc aussi québécois. Je côtoie le français, le créole haitien, et la culture hip-hop est aussi venue me chercher avec l’anglais, parce que j’ai été influencé par la culture rap afro-américaine. J’essaie, dans les compositions, que ce soit le plus fluide possible, et de me demander quelle thématique, quelle émotion je veux exprimer, et en quelle langue. Parfois c’est un mélange des trois, parfois il y a une langue dominante. Parfois, c’est aussi juste phonétique et une question d’esthétique sonore.
I.C. : Ta musique est très ancrée dans la mémoire et l’héritage de la diaspora haïtienne. Comment ta musique te permet-elle de renouveler ou d’approfondir cet ancrage-là avec le temps ?
Waahli : Je pense que je célèbre chaque jour une identité plurielle qui a plusieurs influences. Juste de prendre le temps de voir que cette identité résonne fortement à l’intérieur de moi, je me dis que c’est important pour moi de la célébrer, de la mettre en action dans mes compositions. J’espère que ça puisse influencer des gens de la diaspora qui sentent qu’ils ont une voix, mais n’arrivent pas à l’exprimer. J’espère que ça puisse ouvrir des portes, pas nécessairement pour une carrière musicale, mais si ça peut lever 2-3 petits obstacles pour ces personnes-là, je trouve que c’est nice. Personnellement, je sais que quand j’écoutais certains artistes de la culture rap afro-américaine, ça a été très utile pour moi. Beaucoup d’artistes et de chansons m’ont aidé à m’apprendre à me connaître, à me découvrir, et à lever certains obstacles pour aller de l’avant, naviguer la société, surtout en tant que personne noire issue de la diaspora.
I.C. : Ta musique est justement traversée par des réflexions sociales, identitaires et anticoloniales. Est-ce que tu considères ce que tu fais comme un acte militant ? Ou est-ce que l’engagement est quelque chose de plus naturel ou quotidien pour toi ?
Waahli : Je pense que oui, c’est militant. Si je pense juste à mon look, par exemple, c’est un statement dans son ensemble. C’est une position sociale. Et ma musique c’est une extension de ça. Les problèmes liés à la discrimination, au racisme systémique ou juste au racisme tout court, à la crise identitaire de certaines personnes qui ont été déracinées comme ma famille et mes ancêtres, c’est de génération en génération. C’est une charge que, je trouve, je me dois d’alléger avec le temps pour que les prochaines générations puissent aussi voir une autre facette de comment moi je navigue cette réalité. Je ne cherche pas à dire que ma manière de naviguer la discrimination, le racisme et les problèmes sociaux c’est la solution, mais c’est ce qui résonne personnellement avec moi. J’espère que ça puisse inspirer les autres à faire de même, mais de leur propre manière aussi. Mais oui, pour répondre à ta question, activisme au maximum. L’art, c’est la révolte, c’est la révolution, c’est parler des choses qu’on pense tout bas et que des gens ont besoin de voir et d’entendre.
I.C. : Certains de tes textes dénoncent des injustices, et il y a une volonté d’élever et de transmettre, mais sans tomber dans quelque chose de moralisateur. Il y a aussi quelque chose, souvent, de plus “festif” dans ton esthétique sonore. Est-ce que c’est important pour toi de toujours garder une part de groove, de joie, même dans les messages les plus sérieux ?
Waahli : C’est effectivement vraiment important, je pense. Je reviens encore avec la culture hip-hop : le hip-hop est né à la fin des années 1970, dans le sud du Bronx. La population afro et portoricaine était laissée à elle-même. La culture hip-hop est venue d’un besoin de s’exprimer, de donner une voix à ceux qui en ont pas. C’était une manière de rappeler que même si le monde voulait les oublier, ils continuaient d’exister notamment en s’exprimant avec l’art. Il y a eu la danse et le breakdancing, le graffiti, le djing, le mcing. C’est une force, et c’est important, aussi, de se reconnaître là-dedans. Le fait que je mélange des sonorités disons plus groovy ou joyeuses, ça vient aussi du fait que dans la culture hip-hop, il y a un mouvement qui dit que c’est de l’édutainment. C’est un mot qui combine le mot éducation et entertainement, donc éducation et divertissement. Moi, je trouve ça important de combiner ces deux-là : oui on fait de la musique, c’est du divertissement, mais c’est bon d’avoir des messages, que l’art soit une forme d’éducation, parce que le hip-hop est justement venu d’un besoin de se faire entendre.
I.C. : Je trouve ça vraiment intéressant, comme tu dis, la question de l’éducation, mais aussi le besoin de se rassembler, d’être ensemble, qu’on avait beaucoup au début de la culture hip-hop avec les block party par exemple.
Waahli : Oui, les bloc party c’était un gros mouvement de rassemblement ! DJ Kool Herc dans les années 1970 faisait ses gros party, en prenant l’électricité des rues, en invitant tout le monde et en célébrant malgré la situation et leur condition sociale.
I.C. : Tu dis que ta musique est un « soapbox », on a eu la chance d’en parler un peu plus tôt. À une époque notamment des plateformes numériques, qu’est-ce que ça veut dire, pour toi, prendre la parole à partir d’une scène ? Est-ce encore politique ?
Waahli : Comme je dis, je relie toujours l’éducation et le divertissement, et la scène, c’est une plateforme privilégiée : pour divertir, oui, mais c’est aussi une occasion de passer un message, que ce soit un message d’amour, de lutte, ou un message qui te tient à coeur, tout simplement. Je trouve ça très important.
I.C. : Dans tes spectacles, il y a une énergie très collective, très généreuse. Est-ce que tu composes en pensant à la scène ? Ou est-ce que c’est rendu une fois sur scène que la magie opère ?
Waahli : C’est la deuxième option ! Je suis dans une chambre, un studio où j’écris et je compose, et je ne sais jamais comme ça va sortir live. Une fois qu’on la recrée sur scène, que je vois son effet, son pouvoir, sa grandeur, c’est vraiment plus après que ça se transforme. J’aime mieux ce processus-là.
I.C. : Tu te produis ici à Québec, au FEQ,. À quoi peut-on s’attendre pour ta performance de ce soir ?
Waahli : Déjà, je vais présenter mes pièces du dernier projet. Ce sera un spectacle haut en énergie aussi : on est 4 sur scène. Ça fait un bout qu’on tourne ensemble, donc ça promet. On a vécu des supers moments ensemble, et on a hâte de jouer à Québec et d’offrir toute cette énergie qu’on a accumulée depuis ces derniers moments !
I.C. : On a beaucoup parlé d’héritage, de transmission. Finalement, je me demandais s’il y avait des artistes ou des albums qui t’inspirent plus récemment dans ta pratique musicale ? Ou dans la vie de tous les jours ?
Waahli : Il y a l’artiste James Francies, avec la chanson Ain’t nobody. C’est une reprise de Chaka Khan, qui est une grande artiste et que j’espère pouvoir voir en spectacle. Je vois qu’elle continue à tourner, j’espère qu’elle va bientôt venir à Québec, Montréal ou aux États-Unis pas trop loin. Et oui, James Francies fait une reprise, mais d’une manière un peu plus jazz progressif. C’est un bon artiste, et il y en a beaucoup de cette génération-là qui s’intéressent à des gros classiques. J’aime ça, ça donne une nouvelle fraîcheur à certaines de ces chansons. Bref, c’est un artiste que j’ai bien aimé et que j’écoute ces temps-ci.
I.C. : Ça revient un peu à ce que tu disais avec l’édutainement, parce qu’il y a l’éducation, et la transmission d’un héritage musical d’une nouvelle manière finalement.
Waahli : Oui exactement. Ça, c’est puissant. C’est là que tu vois que la musique se transforme, se recrée, avec la signature de tous et chacun, de générations en générations. C’est magnifique.
Pour celleux qui voudraient vivre l’expérience Waahli en live, c’est ce samedi 12 juillet à 18h, sur la scène Hydro-Québec que ça se passe !