J’ai toujours perçu la vie comme une bulle. Chaque année que nous passons, grossit cette bulle par l’acquisition de connaissances. À l’instar des arbres, ces connaissances laissent des stries. Des cicatrices qui témoignent de notre vécu pour qu’un jour, avec l’expérience qui croît avec l’âge, ces cicatrices nous servent de repère pour prendre des décisions éclairées… du moins, plus éclairées. C’est tout à fait par hasard que j’ai eu l’occasion de rencontrer Madame Gemma Fiset. Une femme de 101 ans qui a su bien les remplir. Quoique parfois, c’est la vie elle-même qui sut bien remplir ces années. Laissez-moi partager avec vous cette rencontre fortuite, mais ô combien intéressante!
Par Jimmy Lajoie-Boucher, journaliste collaborateur
C’est par l’entremise d’une de mes tantes que j’ai eu l’occasion de rencontrer Madame Fiset. Ma famille connaissant ma passion pour le journalisme, mais aussi pour l’histoire, et pour tout en fait. Il était donc impensable que je ne rencontre pas une personne au vécu aussi riche en récits. Quoi qu’il en soit, plus ma tante prodiguait des soins à cette dame, plus elle apprenait à la connaître, à écouter les péripéties de sa vie, et plus il lui paraissait évident que je devais raconter le parcours de Madame Fiset. Elle avait vu juste !
31 octobre 1919
Gemma Ouellet — son nom de jeune fille —, a vu le jour le 31 octobre 1919, au lendemain de la Première Guerre mondiale et de la pandémie de Grippe espagnole. Deux événements majeurs qui ont teinté le passé de sa famille et dont elle entendit parler durant son enfance. C’est à Limoilou, ici même à Québec, qu’elle commença sa vie, sur la 10e rue, près de la 3e avenue. Ils étaient 6 enfants dont 5 garçons. Vous imaginez un peu ! Sa mère s’occupait d’eux et son père travaillait dans les usines du quartier Saint-Roch, qui en débordait à l’époque. Comme j’aimerais voir les souvenirs que sa mémoire contient ! À défaut de ne pas pouvoir me transmettre ces images, elle consent à me les raconter. D’ailleurs, sa mémoire est sans faille. Ses propos, sans hésitation. Elle prend à peine quelques secondes pour réfléchir un avant de répondre.
Madame Fiset se souvient de cette époque comme étant agréable. Une vie de famille des années 1920 comme tant d’autres, mais dont il reste peu de témoins pour nous décrire ces temps où la famille était au cœur de tout. Où, de notre point de vue de milléniaux, tout semblait pittoresque, comme dans un film de gangster américain. La grand-mère de la jeune Gemma vivait avec eux, car en ces temps qui nous semblent lointains, mais qui se déroulaient hier dans l’histoire de l’humanité, on ne plaçait pas ceux qui avaient construit la société avant nous. On les gardait, on les assumait et les enfants s’amusaient avec eux.
La vie de Gemma, comme celle de tout le monde occidental, a connu un tournant plus laborieux lors de ce fameux jeudi noir. Le jeudi 24 octobre 1929, à l’aube de ses 10 ans, elle sentit que quelque chose de sérieux était en train de se produire. Cependant, elle ne se doutait pas jusqu’à quel point sa vie serait changée par la suite des événements. Wall Street s’effondrait emportant ainsi dans sa chute, les capitaux de milliers d’investisseurs de partout dans le monde, y compris ceux de plusieurs industriels québécois. Comme l’enfant qu’elle était, elle ne comprit pas immédiatement la catastrophe qui venait d’arriver, et l’ampleur que celle-ci aurait sur sa vie. Elle ne tarda cependant pas à réaliser, au détriment de son enfance, que la vie n’apporte pas que du miel au déjeuner… il faut aussi passer le citron.
La Grande Dépression
Madame Fiset se souvient que son père gagnait 15$ par semaine comme ouvrier. Leur loyer coûtait 15$ par mois. Seulement, la Grande Dépression eut raison de l’usine où le patriarche de la famille travaillait, comme de nombreux autres pères de famille de l’époque d’ailleurs. Durant cette période, au Canada, on estime le taux de chômage à environ 30% et il restera au-dessus de 12% jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Les dépenses nationales brutes du pays, soit les dépenses publiques et privées, se contractèrent à 42%. L’assurance-emploi n’existant pas, Gemma se souvient que le gouvernement dut créer le programme « secours direct ». Son papa, qu’elle avait toujours vu travailler 48 heures par semaine 6 jours sur 7, devait maintenant dépendre de ce programme. 5$ par semaine, c’est l’aide que l’État apportait. Avec 20$ par mois et un loyer qui en coûte 15, faites le calcul, il restait 5$ pour nourrir six enfants et deux adultes. À ce moment, la fillette qu’elle était s’est vue devenir adulte en quelques mois. Les enfants devaient travailler pour contribuer au bien-être de la famille. Elle ressentait désormais pleinement l’étendue du drame social qui se produisait. Elle s’est mise à coudre pour faire son propre linge, et gardait les enfants de familles mieux nanties pour 25 cents par soir.
Pendant qu’elle se remémore cette période sombre, le souvenir de la ville telle qu’elle était lui revient à l’esprit. Pour se déplacer, les gens avaient trois moyens. Ils marchaient, avaient un cheval ou prenaient le tramway — eh oui ! Québec a déjà eu son tramway, et il était électrique. « Un embarras ! » se souvient Madame Fiset. La ville se terminait à la 18e rue, que nous connaissons encore aujourd’hui pour ceux qui sont de la région. Sainte-Foy n’était qu’une petite bourgade de campagne. Le tramway d’antan transportait les utilisateurs jusqu’à la 18e rue, une autre ligne allait jusqu’à la rue Saint-Vallier et dans l’autre direction, il se rendait jusqu’au Parc de la Chute Montmorency ainsi qu’à l’hôpital Robert-Giffard, aujourd’hui l’Institut Universitaire en Santé Mentale de Québec. Le prix pour le prendre, 10 cents !
La Seconde Guerre mondiale
Le 1er septembre 1939, l’Allemagne nazie envahit la Pologne, plongeant ainsi le monde dans la Deuxième Guerre mondiale. Madame Fiset, âgée de 19 ans, se souvient qu’elle ne ressentait pas la peur que plusieurs pouvaient percevoir. Les gens sortaient à peine de la crise économique, et voilà que le monde allait en guerre — les deux événements étant tout de même intrinsèquement liés. La plus grande crainte de la population, au Canada du moins, était d’abord d’être choisi pour la conscription. Le conflit se déroulait au loin, cette distance et un océan nous séparant de l’Europe, il faut le dire, donnait l’impression à la population canadienne d’être en sécurité, sentiment qui s’avéra erroné. Les nazis ne toucheront jamais le sol américain pour l’envahir, mais leurs sous-marins, ainsi que quelques stations météorologiques disséminées à quelques endroits le long du Golfe du Saint-Laurent, ont bel et bien atteint le continent — bataille du Saint-Laurent. Ces informations que nous connaissons aujourd’hui, et bien d’autres, nous laissent envisager une possible invasion si le conflit avait évolué positivement pour le 3e Reich.
Quoi qu’il en soit, toutes les horreurs dont nous connaissons l’existence aujourd’hui ne parvenaient pas aux oreilles des Canadiens. Gemma se souvient de l’annonce de la guerre, elle se souvient aussi que le sort des juifs d’Europe n’était pas rose, pour utiliser cet euphémisme. L’information, ironiquement, provenait essentiellement des soldats revenant du front ou encore de gens ayant immigré depuis la prise des pleins pouvoirs d’Hitler en 1933. Cependant, elle ne se doutait pas que l’histoire allait lui imposer cette guerre lointaine.
Pour le moment, la jeune Gemma Fiset reprend ses aiguilles, coud des vêtements et fabrique des mouches pour la pêche afin de gagner sa vie. Pendant que l’économie de guerre s’installe, le sort des femmes se définit. N’ayant plus assez d’hommes pour pourvoir les postes dans les usines, elles sont appelées en renfort pour contribuer à l’effort de guerre en allant travailler. Gemma commence donc à la Stitchdown Shoe de Québec. Par contre, les années à venir allaient être longues. Au début de 1942, son père, dans la quarantaine, décède d’un infarctus. Elle est alors âgée de 21 ans et n’a pas le temps de pleurer son père. Seulement quelques mois plus tard, frappée par la tuberculose, elle entre dans un sanatorium, aujourd’hui l’hôpital Laval à Sainte-Foy. Comme tout le monde, lorsque j’ai entendu le mot « sanatorium », je me suis immédiatement fait l’image d’un endroit sombre où les malades étaient nourris de façon minimale, où régnait la terreur des instances ecclésiastiques. Rien de plus faux dans son cas. Certes, elle se souvient de ce moment comme étant dur, elle se rappelle d’ailleurs qu’un jour elle supplia qu’on la retourne chez elle auprès des siens. Mais après coup, la dame nous raconte plutôt un endroit de vie communautaire. Les religieuses n’entendaient pas à rire et plusieurs loisirs leur étaient interdits. Cependant, il s’y est créé une certaine complicité entre les femmes. Bien sûr, rien ne vaut son foyer, mais pour les 7 mois qu’elle dut y passer, elle trouva le moyen de s’en accommoder.
Pour en remettre une couche
La vie devait reprendre son cours, mais avec une nouvelle réalité plus désolante. Sa mère était maintenant une jeune veuve, et le comble, la seule peur qui existait dans la population allait frapper de plein fouet la famille Ouellet : son frère s’enrôla sous les drapeaux. La conscription ne déciderait pas du sort de Paul-Émile Ouellet, il allait la devancer, et partit rejoindre un contingent en Angleterre dans le but de s’entraîner pour une éventuelle attaque sur les côtes de l’Europe. Non seulement son entraînement ne se fit pas en vain, mais personne n’imaginait ce qui allait suivre. Gemma se souvient que son petit frère gagnait environ 1,05$ par jour, et une pension était versée à leur mère durant sa mobilisation.
Le 6 juin 1944 représente pour le monde LA journée où les Alliés ont percé la ligne de défense des nazis. Seulement, pour les Ouellet, c’est le jour où l’un des leurs a disparu. Paul-Émile devait participer au débarquement en Normandie pour le Jour « J », mais il fut arrêté par la Wehrmacht —l’armée de terre allemande —, puis envoyé dans un stalag au nord de l’Allemagne à Bremerhaven. Impressionné par ce nouveau rebondissement dans sa vie, je demande à Madame Fiset comment sa famille et elle, ont appris cette nouvelle et comment ils l’ont vécue. Sa mère ne recevait plus de courrier provenant de son fils. Pour elle c’était une évidence, il se passait quelque chose. Effectivement, quelques semaines plus tard, deux officiers se présentaient à la porte de la résidence familiale pour leur annoncer que le soldat Paul-Émile Ouellet était porté disparu. « Elle n’a jamais perdu espoir, c’est pourquoi elle ne s’inquiétait pas vraiment », il en fut de même pour Gemma qui a toujours cru au retour de son frère. Voilà peut-être une partie du secret de sa longévité. La dame semble effectivement inébranlable.
L’avenir allait leur donner raison, le soldat Ouellet ayant été libéré à la fin du conflit mondial. Il ne pesait que 100 livres. À son retour, sa mère lui donna l’entièreté de la pension qu’elle avait reçue pour sa mobilisation. Il trouva un emploi au sein du gouvernement fédéral. Aussi simplement que ça, sans faire plus d’histoire. Quelques décennies plus tard, Gemma et son frère se rendirent à Bremerhaven pour donner à ce dernier, la chance de revoir les lieux de son malheur. Probablement qu’il s’agissait d’une sorte de rédemption. On dit que les vétérans ayant participé à des conflits majeurs, restent imprégnés de ces événements. Revoir les lieux de leur expérience serait peut-être libérateur, qui sait? Lui sait, ainsi que ses frères d’armes.
Lorsque la reddition sans condition de l’Allemagne fut signée, Madame Fiset se souvient que tout le monde sortit dans les rues pour faire la fête, jusqu’à tard le soir. Pendant un instant, ils oublièrent les malheurs des dernières années. Une sorte de pause avant que les comptes soient faits. De la même façon qu’après la pluie, revient le beau temps, la pluie aussi revient un jour. Pour certaines familles la fête laissa rapidement place au deuil d’un frère, d’un mari, d’un fils… Ce n’est qu’au mois de juin 1945, environ un an après sa capture, que Paul-Émile retrouva les siens. Lors de sa libération, il était si mal en point, qu’il avait dû être soigné au Royaume-Uni avant d’être rapatrié au Canada.
Retour à la vie normale, mais…
En 1945, après ces dures années, Madame Fiset se maria. Elle partit vivre à Toronto pour les 25 années qui allaient suivre. Son époux et elle, y achetèrent une maison en 1952, où elle prenait des locataires. Le boom économique créé par la guerre amena des milliers de gens à quitter la campagne pour la ville et les loyers se firent rares à Toronto, comme dans plusieurs autres villes au pays. Cependant, ce n’est pas dans ce domaine qu’elle trouva sa voie. Elle allait donc travailler pour le gouvernement fédéral jusqu’en 1978, année de sa retraite. Elle avait alors 59 ans.
Vous remarquerez, les personnes ayant vécu de grands bouleversements ne perdent pas de temps et profitent de la vie pour chaque bonheur que celle-ci peut apporter. C’est en 1963 qu’elle prit goût aux voyages. Elle se rendit pour une première fois en Europe, mais c’est à sa retraite qu’elle fera littéralement le tour du monde. De Londres à Vienne, en passant par le sud de l’Italie, elle voyagea sur tout le vieux continent, traversa même l’océan Atlantique en bateau, où elle passa le détroit de Gibraltar. Dans la Méditerranée, elle se rendit jusqu’en Égypte pour voir les pyramides. Elle développa une passion pour les pays du Maghreb. Elle entreprit une nouvelle croisière qui la mena dans la mer Baltique et parcourut les îles Britanniques, d’Europe —l’archipel de Grande-Bretagne et d’Irlande.
Ses aventures lui firent même traverser le Rideau de fer avant sa chute. Elle se rendit en URSS pendant 19 jours. C’était lorsque Léonid Brejnev était à la tête de l’Union soviétique, période souvent perçue comme une stagnation du point de vue international et où les relations entre l’Est et l’Ouest ne reculèrent pas, mais n’avancèrent pas. Son expérience dans le berceau communiste du 20e siècle, lui plut énormément. Elle décrit ce voyage comme étant très intéressant et la population comme étant très gentille, il y avait toutefois beaucoup de restrictions. Un guide les suivait en permanence, les voyageurs devaient acheter dans les magasins désignés et seulement en roubles. Moscou, Saint-Pétersbourg, Kiev, la mer Noire et même Yalta, où eut lieu la réunion entre les trois principaux alliés de la Seconde Guerre, à savoir les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union soviétique.
Au total, ce sont 34 croisières qui menèrent Madame Fiset des Caraïbes en Méditerranée, de la mer Baltique à la mer de Chine méridionale, de Hong Kong à Pékin, en passant par Shanghai. En 2010, elle retraversa l’Atlantique dans une croisière qui leva l’ancre à Miami, pour traverser jusqu’à Marseille. La vie de cette grande dame est un récit qui ne peut se raconter en quelques pages. Un livre en plusieurs tomes en ferait peut-être le tour. Personnellement, le récit de sa vie me fait rêver. Mais surtout, Madame Fiset nous permet un type de voyage qu’aucune agence n’offre. Les voyages temporels. Elle nous raconte 100 ans de vie sur Terre!