Le plan de développement d’un industriel américain, Arthur Vining Davis, qui rêvait d’une Washington du Nord à 450 miles de Boston, une ville ouvrière modèle avec un très fort sentiment de communauté et une qualité de vie pour les ouvriers, est un exemple parlant de l’imbrication entre l’exploitation des ressources naturelles par des entreprises et un récit fondateur d’explorateur et de survivance dans la formation et le développement du Québec contemporain. Bienvenue à Arvida, « world center of aluminium ».
L’histoire du développement des régions du Québec est celle de l’exploitation des ressources naturelles sur les territoires dépossédés aux nations autochtones puis cédés à des compagnies ou des sociétés, qu’elles soient des Cents- Associés, de la Baie d’Hudson ou des 21. C’est ainsi qu’au fil des années, la fourrure, le bois, les pâtes et papiers, les mines et l’hydro-électricité (nécessaire pour la transformation des métaux comme l’aluminium) ont tous été des moteurs de développement pour la Belle-Province, les législations favorables aux entreprises étant en quelque sorte l’essence du projet de colonisation du territoire.
La fabuleuse histoire d’un Royaume
Bien que le territoire était déjà habité par des populations montagnaises, c’est autour de 1820 que débute la colonisation de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean en provenance du Bas-Saint-Laurent et de Charlevoix alors qu’en 1842, le gouvernement cède finalement à la contestation du monopole de la Compagnie de la Baie d’Hudson par la Société des vingt-et-un pour l’exploitation du bois, cédant aussi à la pression démographique et à la nécessité d’offrir du travail. La région se caractérise ainsi par un « véritable esprit régional, produit à la suite de plusieurs vagues de peuplement et de la mise en valeur de ses ressources » et une « dépendance envers les marchés et les milieux financiers », écrivait l’historien Gaston Gagnon en 1988. L’avènement de la grande entreprise vers la fin du 19e siècle a fait quadrupler la population du Saguenay-Lac-Saint-Jean en un peu moins de 30 ans.
Si vous passez par Chicoutimi, remarquez La Pulperie, qui est une ancienne usine de pulpe transformée en musée et le pont Dubuc, qui porte le nom du fondateur de cette ancienne compagnie de pâtes et papiers. Fier canadien-français, Julien-Édouard-Alfred-Dubuc fonde la compagnie de Pulpe de Chicoutimi en 1898 qui deviendra, toujours selon Gagnon, « le plus grand fabricant de pâte mécanique au monde » en 1920, pour faire faillite en 1924 et de devoir liquider ses actifs à des compagnies étrangères, une sorte de « drame national ». C’est à ce moment que Davis rachète le quai de Port-Alfred (à La Baie) et le chemin de fer Roberval-Saguenay des créanciers de Dubuc, avec la promesse d’ouvrir un complexe usinier entre Chicoutimi et Jonquière en plus d’un barrage par à la Chute-à-Caron. À cette conjoncture locale s’ajoute un contexte politique favorable aux investissements étrangers, les gouvernements de Taschereau et King y étant particulièrement ouverts en raison de l’abondance des ressources naturelles et du faible coût de l’hydro-électricité. Au même moment, l’Aluminium Company of America (ALCOA) se fractionne pour éviter la loi anti-monopole (1928) aux États-Unis et le gouvernement britannique exige de cette dernière la construction d’une usine de transformation sur le territoire du Commonwealth en échange du contrat d’exploitation des mines de bauxite de la Guyane. Cet ensemble de conjonctures permet à Davis de s’installer aux abords de la rivière Saguenay et d’y construire son complexe usinier en 1926. Arvida était née, dans un effort de planification urbanistique esthétique et fonctionnelle des architectes Brainerd et Skougor.
Une utopie fonctionnaliste et cosmopolite
Ce ne sont pas moins de 270 maisons typiques en bois de 29 modèles différents qui seront construites en 135 jours par la Arvida Works, dans un quartier ceinturant l’usine au Nord et à l’Ouest, bordant la rivière Saguenay et caractérisé par ses nombreuses coulées et escarpements. La planification des deux architectes fonctionnalistes prévoit aussi un réseau routier fondé sur une hiérarchie des besoins de transports et optimisé en fonction des différentes imperfections du territoire. Les ouvriers avaient la possibilité de racheter ces maisons à bas prix avec des prélèvements sur leur paie. Davis voulait ainsi créer un milieu de vie agréable pour les travailleurs afin de se différencier de toutes les autres villes industrielles du même type qui se trouvaient un peu partout en Amérique du Nord à l’époque. Si au départ, la mise en place du quartier prévoyait une séparation entre les ouvriers anglophones et francophones, aucune différenciation ethnolinguistique n’a été opérée au moment de la construction et de la distribution des maisons. On y retrouve toutefois une église catholique et une église protestante de même que deux écoles distinctes. L’architecte Lucie K. Morrisset écrivait dans un article en 2011 en anglais que « bien qu’elle soit très ancrée dans un esprit capitaliste à l’américaine, son paysage résidentiel manifeste une forme d’égalitarisme qui définit l’identité de ses résidents ».
Le premier lingot d’aluminium est coulé le 27 juillet 1926 alors que l’usine emploiera 1650 travailleurs l’année suivante, avant de devoir réduire ses effectifs au tournant des années 30 en raison du krach boursier de 1927. Les développements technologiques rapides dans l’industrie du métal et le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale permettront un essor rapide pour l’industrie et la ville alors que ce sont 12 000 personnes qui y travaillent en 1943. C’est avec la guerre du Vietnam dans la décennie 60 qu’Arvida consolide sa place comme plaque tournante de l’industrie de l’aluminium dans le monde, avant de progressivement fermer des cuves, ouvrir de nouvelles installations plus appropriées et à jour ailleurs
dans la région et dans le monde. Si on associe souvent les régions au repli identitaire, il est fascinant de constater que selon une étude de Igartua et Fréminville en 1983, moins de 54 % des employés de l’Alcan entre 1925 et 1939 étaient canadiens-français, et qu’une bonne partie de la proportion non francophone provenait de l’immigration internationale. Cette bulle cosmopolite et capitaliste prenait place dans une région encore francophone à 97,5 % en 1985. Toujours selon Morisset, Arvida « avait rempli les promesses de l’utopie de laquelle elle a émergé ».
Un attachement très fort au patrimoine
Que reste-t-il aujourd’hui de l’utopie fonctionnaliste de Davis ? D’abord la consolidation d’une classe moyenne « ouvrière » au fil des luttes syndicales et la centralité de l’industrie Rio Tinto (qui a racheté Alcan en 2007) dans l’économie régionale, tant par la qualité des emplois que par les grappes d’entreprises qui gravitent autour à contrats. Si tout au long de son histoire, le développement et l’essor d’Arvida dépendaient des conjonctures extérieures et de la tenue de l’économie mondiale, la situation est la même aujourd’hui alors que le pouvoir décisionnel est plus loin que jamais de la communauté qui l’habite. Une épée de Damoclès que les grèves épisodiques rappellent cruellement tous les dix ans.
D’une vingtaine de municipalités au début des années 1970 entretenant entre elles une relation de complémentarité et de spécialisation fonctionnelle s’étant développée avec les différentes industries, la sous-région du Saguenay – à ne pas confondre avec le Saguenay-Lac-Saint-Jean en discutant avec quelqu’un du Lac – sera presque entièrement fusionnée en 2002 par l’adoption de la loi 170 sur la réorganisation des municipalités du Québec. Une première vague de fusion avait créé la ville de Jonquière en 1975, à partir des villes industrielles de Jonquière, Kénogami et Arvida. En un peu moins de 50 ans, Arvida est passée de « plaque tournante de l’aluminium » à arrondissement de Jonquière puis à secteur d’arrondissement de Saguenay. Cette grande ville fusionnée se caractérise par une homogénéité ethnique et linguistique mais aussi par la grande variété des espaces urbains industriels, « une entité relativement intégrée » selon une étude de Simard et Ouellet en 2005, bien que la population des anciennes villes partage le sentiment d’être chacun un groupe ayant ses intérêts propres. Les résidents de 20 à 29 ans du secteur d’Arvida présentaient à l’époque un degré d’attachement fort (contre un degré moyen pour Jonquière et pour Kénogami) envers leur quartier. On pourrait citer les démarches récentes pour faire reconnaître le quartier à l’UNESCO, l’engagement des citoyens à respecter des normes de rénovation en harmonie avec l’esthétique d’Arvida et son statut patrimonial au Québec et au Canada.
Si vous passez par Arvida cet été, mangez une pointe de pizza Chez Davis en repensant à Dubuc et descendez le boulevard Mellon tranquillement jusqu’au manoir, point culminant de la petite Washington du Nord. Retenez votre souffle pour apprécier la beauté de l’architecture, mais surtout en raison de la fumée qui émane de l’usine qui surplombe le quartier et du dépôt de résidus de bauxite, communément appelée le « lac de bauxite » qui provoque des neiges rosées l’hiver. Qu’il est beau et poétique, le Québec tendu entre son statut de colonisateur et sa propre colonisation.