© Vincent Thibault

Fragments de notre septentrion

L’expérience du froid est une piste merveilleuse à explorer – suivre son chemin met en lumière une foule de phénomènes naturels, fait vagabonder sur des territoires immenses, mène à rencontrer des peuples et des langues autochtones, fait émerger des questions identitaires. Visite en mots et images d’un vaste biome au nord de nos latitudes méridionales : la toundra.

Par Sabrina Boulanger, journaliste multimédia

Nous partageons

Un thé

Dans la toundra

Un réconfort

Face à l’infini

– Joséphine Bacon

 

Nordicité

Lorsqu’on s’intéresse à un sujet aussi immense que l’est le froid, on se voit assurément fréquenter un large spectre de disciplines. Entamons cette discussion en brossant un portrait de ce qu’est la nordicité via la lunette de Louis-Edmond Hamelin, l’homme qui a fait l’ajout de ce terme à notre vocabulaire. Le dictionnaire d’Antidote décrit nordicité ainsi : « ensemble des caractéristiques de la vie des habitants du nord de l’hémisphère boréal, notamment en rapport avec le froid, la neige, l’isolement et les grandes variations de la période de luminosité du jour ». Dans les années 1950-1960, Hamelin se voyait confronté à l’étroitesse du sens du mot nordique, qui, à l’origine, ne représentait seulement que la Scandinavie. Depuis, le sens de ce mot s’est élargi, l’usage populaire l’ayant muni de la capacité à décrire l’ensemble de la région polaire. Mais nordicité se différencie de nordique, puisqu’il englobe à la fois le froid saisonnier (l’hiver), le froid altitudinal, et le froid latitudinal. Avec nordicité, on s’intéresse à ce que ces trois espaces réunissent, physiquement et humainement, dans un laps de temps plus ou moins étendu.

 

Perceptions

Mon pays n’est pas un pays, c’est l’hiver, chantait Vigneault, mais malaimée par beaucoup de Québécois.e.s, la saison froide est perçue comme un obstacle, comme une latence avant le retour de l’été. L’hiver est associé à la période sombre, à la dépression saisonnière, au temps où on se tapit dans nos couvertes. Cette perception du froid handicapant affiche une forme de « dénordification » d’une certaine population, pour reprendre le terme de Louis-Edmond Hamelin, qui limite son adaptation au froid à la construction d’abris, tandis que l’humain est outillé à s’adapter au même titre que le sont les plantes et les animaux nordiques (bien que son adaptation à lui est plus technique et comportementale que physiologique). Les Inuits, par exemple, ont une vision différente du froid. Il s’agit d’une réalité dépourvue de connotation négative – au contraire, on associe à l’hiver beaucoup de qualités, facilitant notamment les déplacements et la chasse et agrandissant le territoire accessible. Cette vision est importante, elle permet de mieux comprendre ces communautés qui choisissent d’exister dans des lieux qu’un Occidental perçoit comme hostiles. Louis-Jacques Dorais explique à ceux qui se demandent pourquoi les ancêtres des Inuits n’ont pas poursuivi leur périple migratoire plus au sud que si on arbore la vision inuite plutôt que la vision occidentale, on peut réaliser que cette localisation a peut-être été choisie. Le Nord pouvant ainsi être vu comme un endroit où il fait bon vivre, où on trouve l’abondance. (Dorais, 2008) En effet, force est de constater que les Inuits savent très bien vivre avec le froid, plutôt que d’être en perpétuel conflit avec.

Périple

Lorsque je pense au Nord, mon imaginaire me fait descendre la 138, je songe à la Côte-Nord le long du fleuve, puis l’intérieur des terres. Je visite la forêt boréale qui se fait de plus en plus coniféreuse, puis j’assiste à l’effacement de ces arbres à l’approche de la toundra. Je vois des étendues dépourvues de fin, c’est l’horizon le plus loin au monde. Au Nord, la toundra se déploie dans toute sa démesure – les roches sont partout, tantôt grises tantôt colorées de lichens et de mousses; dans la Bas-Arctique, sur les sols bien drainés, des poignées d’arbrisseaux rabougris poussent ici et là; dans le Haut-Arctique les plantes ligneuses cèdent le terrain aux herbacées, qui ondulent sous le vent; les ruisseaux s’égarent sans savoir où se déverser; dans les zones humides, les nappes d’eau tapissent le parterre, tellement parfois qu’on se demande si la dentelle est de terre et les trous d’eau ou si ce n’est pas plutôt une dentelle d’eau avec des îlots de terre.

Je marche sur la pointe des pieds

Pour ne rien briser

Ni du vert tendre ni du silence

Je marche sans rien effaroucher

– Jean Désy

Si la taïga est dotée d’une couverture de conifères, la toundra revêt pour sa part une courtepointe de polygones. Les formes qui parsèment le sol sont de plusieurs origines. Le pergélisol étant imperméable, l’eau de pluie s’infiltre peu dans la terre, menant ainsi le sol actif à rester très humide même si les précipitations sont limitées. Dans les zones où il y a accumulations d’eau, celle-ci gèlera à la venue du temps froid et formera une lentille de glace. Ces dites lentilles croîtront et s’élèveront d’hiver en hiver, créant ce qu’on appelle des pingos, mot qui vient de l’inuktitut : des petites collines coniques qui contrastent avec le plat de toundra. Autre phénomène dessinant sur le plancher de la toundra : l’intermittence gel-dégel qui occasionne la création de crevasses par la contraction du sol, qui s’emplissent d’eau à l’été qui gèle à l’hiver, phénomène qui s’accentue encore une fois d’année en année. Ces réseaux de crevasses rectilignes forment les polygones que l’on peut observer parfois depuis le sol, parfois à vol d’oiseau. Ces marques qu’arbore la toundra estivale seront masquées en hiver par la neige qui s’y déposera, mais qui voyagera également beaucoup, portée par les grands vents qui balayent ces terres avec peu d’obstacles. Le vent trace des lignes : il érode la neige dure, grave des sillons des vallons des ravins – des sastrugi. Il forge taille, sculpte et découpe, en véritable artiste de la morphologie de la toundra.

Nuna

La toundra peut sembler vide à qui ne sait pas la lire – et pourtant. Elle est occupée par une flore sucrée et colorée, par de grands et de petits animaux parfois migratoires, parfois pas, par des communautés autochtones qui y voient sa richesse.

Les végétaux qui habitent la toundra connaissent des contraintes dans lesquelles ils savent croître. Chez les plantes vasculaires, on observe une taille réduite pour limiter l’exposition au vent et au froid, un système racinaire qui s’hypertrophie pour résister au gel, une reproduction qui se fait souvent par propagation végétative. Les arbrisseaux se soumettent au vent qui leur courbe l’échine et au pergélisol qui limite leur enracinement, tandis que les mousses et lichen peuplent les parterres et les roches, bien connus pour leur tolérance à des conditions climatiques exigeantes et à des sols instables.

Et dans ces paysages ras, ici et là des cailloux sont élevés en inukshuks, en guise de balises. Ils prennent différents rôles : indiquer où traverser une rivière, pointer où aller pêcher, prévenir la présence d’un danger, par exemple. Ces repères visuels servent aussi souvent à l’orientation des Inuits qui circulent; en portant le regard au loin, par la fenêtre créée dans l’inukshuk, celui-ci dirigera vers un autre, ceux-ci étant disposés l’un à la suite de l’autre le long des crêtes afin de guider vers un endroit X. Ces assemblages rocheux prennent parfois une forme humanoïde, et on les appelle alors inunnguaq.

L’horizon te fait don

D’une terre

Sans fin du monde

– Joséphine Bacon

Un paysage, c’est davantage qu’un empilage de formes et de matières. C’est un visuel qui se charge d’une valeur à partir du moment où il se trouve sous le regard d’un sujet. Ce n’est que là que le paysage prend réellement son sens, puisque ce sens naît du lien qui unit l’observateur et l’observé. Les éléments qui composent un paysage n’ont pas de sens à eux seuls, ils requièrent le filtre culturel et émotif de l’œil qui y portera son attention.

Culturellement, un non-Autochtone n’entretient pas la même relation avec le territoire qu’un Autochtone – le premier s’en dissocie tandis que le second s’y rattache. Cette philosophie holistique qui lie l’Autochtone à la terre apparait dans beaucoup de mots des diverses langues autochtones. Par exemple, en inuktitut, on parle de nuna, et en innu-aimun c’est Nitassinan, qui veulent dire « notre terre » ou « notre territoire ». Ces mots évoquent une plénitude qui échappe à la traduction française, ils expriment un lien inséparable entre soi et la terre. Le territoire relève de l’identité individuelle et collective. Non pas qu’un non-Autochtone n’aie pas d’attachement à un territoire, mais il n’est pas la terre, il la travaille, l’aime, la possède, la vend puisque extérieure à lui.

Je laisse le territoire m’éparpiller

comme les oiseaux migrateurs

savent pas se perdre

– Marie-Andrée Gill

Aléas

Sur l’immobilité que peut avoir la toundra se lève parfois un vent fort, si fort qu’en hiver il soulève avec lui de la neige et tire dans son tourbillon les nuages les idées la notion de temps. Il enveloppe la vision de blanc, dissimule tout repère visuel. Il brouille les pistes, il redessine les motifs, brasse tout sur son passage puisque bien peu d’obstacle ne le freinent. Et puis tout aussi subitement qu’il est arrivé, le blizzard quitte, redépose tout au sol.

La nuit est aussi attribuée au calme, et au Nord, on associe les nuits interminables de l’hiver. La photopériode est certes réduite à l’hiver, mais toutes les communautés nordiques ne vivent pas dans le noir toute une saison – cette période étant déterminée par la latitude à laquelle on se trouve. Les heures durant lesquelles le soleil brille sont pour éblouissantes, le blanc de la neige et de la banquise reflétant la lumière. Mais dans le noir des nuits froides, le ciel se pare d’une myriade d’étoiles qui sont parfois traversées de rivières de lumières colorées qui dansent et courent dans le ciel.

au premier coup d’œil

du blanc partout. la neige les collines le ciel le vent

puis

le bleu à l’ombre du blanc

sur ce canevas

le soleil s’étale

y peint l’entièreté de son spectre

rubis pêche miel hibiscus lilas lapis-lazuli indigo

et dans la nuit obsidienne

la toundra enfile parfois ses écharpes colorées

« les aurores, il faut les appeler », m’a-t-on déjà dit

 

C’est ça, la toundra. C’est le vide infini qui est à la fois si empli.

De pierres, de sens, de vie.

Références

Bacon, J. (2013). Un thé dans la toundra : nipishapui nete mushuat. Mémoire d’encrier.

Chartier, D., Désy, J. (2014). La nordicité du Québec : entretiens avec Louis-Edmond Hamelin. Presses de l’Université du Québec.

Désy, J., Lussier, P. (2009). Toundra: tundra. XYZ éditeur.

Dorais, L. (2008). Terre de l’ombre ou de l’abondance? Le Nord des Inuits. Dans D. Chartier (dir.), Le(s) Nord(s) imaginaire(s), Montréal, Imaginaire | Nord.

Gill, M. (2019). Chauffer le dehors. La Peuplade.

 

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