Frédérick Pageau : l’éternelle quête du réalisme sensoriel

Frédérick Pageau, auteur et metteur en scène, a eu la gentillesse de nous parler de sa pièce Multicolore, présentée au Petit Théâtre le 10 et 11 septembre dernier. Il nous amène dans les coulisses de son processus créatif, marqué par le contexte sanitaire, tout en nous partageant sa vision de l’art et ses inspirations du moment. En filigrane de notre échange ressort le thème de la survivance qui prouve que des artistes comme Frédérick ont la volonté d’exister, de transmettre leur vision du monde, et ce, indépendamment d’un prophétique « retour à la vie normale ».

 Par William Pépin, chef de pupitre aux arts

 FRÉDÉRICK PAGEAU : DERRIÈRE LE CHAOS COHÉRENT

Impact Campus: Afin d’en apprendre un peu plus sur toi, j’aimerais te poser quelques questions en rafales : quel est ton parcours professionnel et académique? Qu’est-ce qui te passionne? Dans quelle pièce as-tu joué pour la première fois?

 Frédérick Pageau: La première pièce marquante dans laquelle j’ai joué est Songes d’une nuit d’été. Je me souviens d’un festival de théâtre, à mon école secondaire, où il fallait faire une création. On était quatre à écrire et mettre en scène une pièce de quinze minutes. Ça m’a donné la piqûre du jeu, mais de l’écriture surtout. J’écrivais déjà depuis longtemps, mais je savais que ça deviendrait très important dans ma vie. Par la suite, j’ai étudié en arts et lettres. J’ai aussi fait plein de débuts de bacs, mais j’étais surtout intéressé par ma troupe et mes projets. Les cours m’intéressaient plus ou moins et c’est à ce moment-là que j’ai décidé de laisser de côté l’université pour me lancer tête première dans les Arts. Évidemment, en parallèle, j’ai une autre job pour payer mon loyer. Après tout, le théâtre, on ne fait pas ça pour l’argent, c’est pour la passion (rire). Je faisais beaucoup d’impros quand j’habitais au Saguenay, pendant mon secondaire. Quand j’ai déménagé à Québec, je m’ennuyais du théâtre, je voulais en faire au plus vite et j’ai naïvement créé une troupe. J’ai écrit quelque chose, je l’ai mis en scène, c’était très brouillon, trop long, un peu prétentieux, mais je l’ai fait : mes ami.e.s ont embarqué là-dedans et je me suis retrouvé à produire un événement et à apprendre plein de choses au travers de tout ça. J’ai appris la mise en scène au fur et à mesure et j’ai commencé à monter une pièce par année avec la troupe. Des gens vraiment talentueux m’ont fait confiance et m’ont aidé à pousser mes projets plus loin. Bref, j’ai appris à devenir un metteur en scène, un acteur et un producteur avec le temps. 

I.C.: Quel est le nom de ta troupe?
F.P.: La Troupe du plus vieux métier du monde.

I.C.: Selon toi, faut-il savoir jouer pour mettre en scène une pièce?
F.P.: C’est une bonne question. Mais je ne crois pas. J’imagine que ça aide de s’y intéresser de près ou d’avoir au moins essayé d’être sur scène, d’avoir vécu cette expérience-là. Mais non, je ne pense pas que ce soit nécessaire. Faut être artistiquement curieux, avoir confiance en ses projets et aimer prendre toutes de décisions, de l’ajout d’une scène à la couleur d’un pantalon. Vouloir faire de son contrôle quelque chose de constructif, de positif. 

I.C.: Peux-tu nous résumer en quelques mots en quoi consiste ta nouvelle pièce, Multicolore?
F.P.: Puisque c’est une pièce constituée de 36 sketchs, elle est, par défaut, difficile à résumer (rire). Ça part un peu dans tous les sens. Ce n’est pas toujours léger ou consensuel, mais j’ai essayé que ça reste rassembleur, de parler de plusieurs choses que je pense importantes et que j’avais envie de dire depuis longtemps. Quelques sujets se démarquent au travers des différentes scènes. J’ai aussi une obsession – ça peut paraître un peu bizarre (rire) – pour la lumière de couleur : dans la vie et aussi dans la mise en scène. On dirait que j’avais plusieurs flashs de moments précis dans de la lumière colorée. C’est de là qu’est née l’idée de m’inspirer plus directement des couleurs. Sinon, je dirais que les thèmes qui se détachent de la pièce sont le culte des apparences, la déconstruction des préjugés, le féminisme aussi, que je me permets d’aborder, parce que j’ose espérer qu’on peut être un homme et être féministe. Je suis aussi soutenu par deux excellentes actrices qui peuvent pousser ces textes-là encore plus loin. J’essaie de faire rire, toujours en expérimentant plusieurs choses. J’essaie aussi que ça demeure accessible sans être édulcoré, qu’il y en ait pour tous les goûts, qu’on aille dans toutes les directions. La pièce dure plus de deux heures et je pense qu’il y a de bonnes chances de trouver son compte quelque part : on passe du drame à la comédie, du texte engagé à la pure niaiserie.  J’ai aussi essayé de pousser le défi d’acteur plus loin. C’est la première fois qu’on est quatre à jouer autant de rôles. Le rythme est intense. La charge de texte est considérable. Juste les changements de costumes, c’est une deuxième mise en scène en coulisses.

 I.C.: Le concept de Multicolore est intéressant : ça me fait penser à Exercices de styles de Raymond Queneau où l’auteur raconte 99 fois la même histoire, mais de manières différentes. Dans Multicolore, le spectateur ou la spectatrice assiste à la succession d’une trentaine de sketchs. Quelles ont été tes inspirations pour la conception de Multicolore? Sont-elles littéraires? Scéniques? Cinématographiques?
F.P.: Pour la pièce à sketchs, ça vient d’un surplus d’idées. C’est un moyen de mélanger plein de sujets, plein d’émotions. Le défi, c’est de faire de plusieurs fragments, un tout cohérent. J’aime l’idée d’un « chaos organisé ».

Si j’essaie de résumer la mise en scène de Multicolore en un mot, je choisirais « surstimulation » : beaucoup de musiques, beaucoup de couleurs, beaucoup d’émotions. Mais sans négliger l’importance du texte.

 I.C.: Cette idée de chaos organisé me parle beaucoup. J’ai notamment en tête la pièce La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco, où l’on retrouve ce genre de mécanique à des niveaux bien différents. Tu m’amènes sur une piste où j’aimerais avoir ton point de vue : quel est ton rapport au langage? Aux dialogues?
F.P.: Je cherche à rendre mes dialogues les plus réalistes possible. Même si c’est de l’absurde, j’aime que ça sonne vrai. J’aime les dialogues efficaces et les envolées littéraires qu’on arrive à ancrer dans le réel. Hemingway était obsédé par la phrase simple et dépouillée. Il a aussi fortement influencé Bukowski qui m’a influencé à son tour. C’est ce que j’essaie de faire. Je partage cette obsession-là, l’envie d’aller dans l’efficacité, de rester le plus simple possible et le plus réaliste possible, sans négliger la poésie. J’aime aussi quand ça sonne bien, qu’on répète les dialogues sans s’emmerder, que ça reste vivant, coloré. Coloré, mais crédible (rire).

ART ET PANDÉMIE : AUX SOURCES DE LA SURVIVANCE

I.C.: Est-ce que Multicolore est né avant le confinement? Est-ce que le contexte sanitaire a eu une incidence sur ton projet, par exemple en termes d’écriture?
F.P.: En termes d’écriture, ça n’a rien changé. Je venais de terminer le projet d’avant, je vivais un petit deuil. J’ai tout de suite embarqué dans l’écriture du projet suivant. J’ai commencé à écrire Multicolore au mois de mars 2020 (pause). La pandémie m’a donné un temps inespéré pour écrire, un temps que je n’avais jamais eu auparavant. Je comprends que ça n’a pas été le cas pour tout le monde. Mais je me suis soumis à une certaine discipline. Je me suis gavé de cinéma, de musique, de littérature. J’en ai profité. Ce n’est pas parce que tu es chez toi pour travailler que tu n’as pas de distractions. Mais dans mon cas, ça a été salutaire. Il faut dire que j’ai été chanceux : j’habitais avec ma meilleure amie, dans de bonnes conditions, je n’ai pas été malade… Je n’ai jamais passé autant d’heures à écrire une pièce. Normalement, j’écris dans l’urgence. Évidemment, ce n’est jamais bâclé et j’y passe beaucoup de temps, mais j’aime le principe du work in progress. Les acteurs sont préparés à ce que le texte bouge et à ce qu’on fonctionne par essai-erreur. Mais cette fois, j’ai eu le temps de bâtir solidement le texte de Multicolore, de pousser certaines idées plus loin. Il n’y a eu que 8 versions (rire). 

I.C.: Donc, si je comprends bien, le confinement n’a pas nui au processus de production de Multicolore?
F.P.: En fait, si on déborde de l’écriture et de la création en amont, ç’a été plus compliqué. J’ai terminé l’écriture de la pièce à la fin de l’été 2020, quand ça allait bien et qu’il n’y avait presque pas de cas de COVID. Mais, après ça, il y a eu la deuxième vague. Une des actrices habite à Montréal, c’était donc impossible qu’elle vienne aux répétitions. On ne pouvait pas se rassembler dans des salons ou des locaux, par exemple. À ce stade, on avait uniquement fait la lecture de la pièce, sans plus. On se parlait un peu sur Zoom. Je donnais des indications par écrit. C’était assez stressant.

Mais oui, il y a eu un moment d’incertitude. On avait hâte de pratiquer et on ne savait vraiment pas quand on allait pouvoir jouer sur scène. Tout le monde était d’accord pour attendre le bon moment. C’est quand même une pièce exigeante et les pratiques sont longues. On ne pouvait pas passer des mois à pratiquer sur Zoom. Si, par la force des choses, Multicolore n’avait pas pu avoir lieu due aux restrictions sanitaires, j’aurais fait un autre projet, en attendant. Mais je ne voyais pas la pièce autrement que sur une scène devant le public.

I.C.: Sens-tu que la scène culturelle va changer avec la pandémie? Si oui, de quelle(s) manière(s)? Est-ce que notre rapport collectif à l’art est susceptible d’être altéré par les événements de la dernière année? Est-ce que tu penses qu’il y a eu une prise de conscience quant à la fragilité de l’art?
F.P.: Oui, on a vu que c’était fragile, parce que – et c’est presque devenu un cliché de le dire – c’était vraiment la dernière des priorités du gouvernement, même si au départ, on pouvait comprendre. Je pense qu’on a aussi vu que les gens avaient besoin de divertissement ou de se nourrir l’esprit. Les artistes se sont mobilisés pour essayer d’offrir quelque chose, des alternatives. Les gens ont suivi. La culture a pris différentes formes. C’est surtout lorsqu’on commence à parler d’argent qu’on voit que ce n’était déjà pas une priorité et que c’est difficile que ça en soit une.

I.C.: Avec le concept de survivance vient l’idée d’obsolescence, de se sentir désuet, non désiré, dépassé. Penses-tu que nous aurions pu franchir un point de non-retour quant à la considération déjà faible du gouvernement envers la sphère culturelle?

 F.P.: Je tiens quand même à préciser qu’à un certain moment, il y avait d’autres priorités que la culture. C’est important de le dire. Mais c’est sûr que si tu es moindrement cynique quant à la place faite à l’art dans le monde politique, ce n’est pas la pandémie qui va changer ton point de vue (rire). Disons qu’il y a une contradiction entre notre besoin d’art et la priorité qu’on en fait, surtout lorsque l’on considère que ça peut rapporter gros sur le plan économique. C’est ça qui est étrange. Même si on adopte un discours plus monétaire, c’est frustrant que ce ne soit pas une priorité. Ça a été dit souvent, mais on demandait aux artistes de se réinventer. Personnellement, ça ne m’a pas découragé, surtout parce que mon théâtre est dans la marge. Dans la troupe, on fait presque tout par nous-mêmes, avec les moyens du bord. Je n’attends pas qu’on m’aide ou qu’on me donne la permission. Quand tu crées et que tu veux que ton projet existe vraiment, je pense que tu peux t’arranger pour trouver ton public. La pandémie en est la preuve. Plusieurs artistes ont réussi à rejoindre les gens en essayant de nouvelles choses. 

 I.C.: Pendant le confinement, plusieurs personnes ont développé un intérêt pour la création, que ce soit par la musique, l’illustration ou l’écriture. Quel(s) conseil(s) donnerais-tu à celles et ceux qui désirent se lancer dans l’écriture d’un texte dramatique, par exemple?
F.P.: Le conseil que je donnerais à des gens qui me racontent par exemple qu’ils ont un début de roman qui traîne quelque part, c’est de se donner la permission de créer, sans se censurer ou se juger. Certains se découragent en voulant être immédiatement fiers de chaque mot, de chaque phrase. Ils vont travailler leur première page de roman pendant des mois sans la trouver à leur goût et sans jamais oser aller plus loin. Je pense qu’il faut écrire sans trop réfléchir, quitte à ce que ce soit mauvais. Il faut aller au bout de son idée en acceptant que ce ne soit pas parfait tout de suite. Je pense qu’avec davantage de lâcher-prise créatif, plusieurs personnes seraient surprises de leurs capacités.

 

EN QUÊTE D’UN RÉALISME SENSORIEL

I.C.: Culturellement, qu’est-ce qui t’as construit étant jeune et qu’est-ce qui continue à le faire?
F.P.: Pour bien écrire, pour devenir meilleur, il faut lire beaucoup. Mais même si j’écris surtout du théâtre et de la poésie, ce qui m’inspire le plus en création, c’est le cinéma et la musique. J’essaie toujours de créer la playlist parfaite, de trouver les chansons que je dois absolument connaître et qui manquent à ma vie. La musique guide souvent mon inspiration. J’essaie aussi d’écouter le plus de films possible, de tous les genres, de tous les pays, autant du cinéma d’auteur que des blockbusters. C’est peut-être ce qui me nourrit le plus dans l’écriture des dialogues. Le cinéma d’horreur a également une grande place dans ma vie. Dans les films d’horreur, au-delà des codes et des clichés qui balisent le genre, il y a beaucoup d’audace, de liberté, de permissions. J’ai aussi un goût prononcé pour le réalisme cru. Je nommerais un film argentin de 2009, réalisé par Marco Berger, qui s’appelle Plan B. Le budget est minime. C’est lent. Ça débute avec un synopsis improbable. Mais pourtant, c’est crédible, c’est incarné, ça ressemble à la vie. J’ai rarement vu une histoire de tension sexuelle racontée d’une façon aussi réaliste. 

I.C.: Le thème du réalisme revient souvent chez toi, notamment lorsqu’il s’agit d’écrire des dialogues. Est-ce que le réalisme, dans ta démarche, s’inscrit dans la volonté de restituer un contexte social spécifique, dans une époque précise? Sinon, s’agit-il davantage d’une question de sensations, indépendamment du contexte, qui lui peut être fictif?
F.P.: Je pense qu’on apprécie une œuvre, d’abord et avant tout, avec ses émotions et ses sensations. La fin de ta question me rejoint vraiment. Dans Multicolore, par exemple, on connaît rarement le quand, le où, le pourquoi. Tout demeure nébuleux autour des personnages. Je vais direct au but ou je m’intéresse davantage au réalisme émotif. J’espère faire sentir et ressentir. Je pense à l’influence de Suspiria de Dario Argento, une expérience cinématographique incroyable, qui entretient le mystère, qui ne s’enfarge pas dans l’ultra cohérence et la mise en contexte, mais qui captive, qui rend presque palpable de grands concepts flous. La peur y est viscérale, les émotions sont brutes.

 

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