Le paradoxe des réseaux sociaux

Nouvellement disponible sur Netflix, The Social Dilemma est un documentaire réalisé par Jeff Orlowski. Il mélange entrevues, images tirées de l’actualité et fiction pour mettre en lumière le fonctionnement réel des réseaux sociaux, leurs motivations ainsi que leurs dérives présentes ou possibles.

Par Jessica Dufour, journaliste multimédias

Combien de fois par jour consultez-vous vos courriels? Combien de temps passez-vous sur Facebook, à rafraîchir votre fil d’actualités ou à vous abîmer dans ses profondeurs? Laissez-vous les notifications constamment vous interrompre? Êtes-vous capable de déposer votre téléphone pour manger tranquillement un repas en famille?

Nous sommes nombreux à surestimer nos capacités et à sous-estimer le pouvoir des plateformes comme Google, Facebook, Instagram, Snapchat, Twitter et Tik Tok. Ces géants nous proposent des produits, des outils sensés faciliter notre vie, nous être utiles ou nous divertir. Mais qui en bénéficie vraiment? C’est leur côté moins reluisant que tente de mettre en lumière le documentaire en interviewant d’anciens employés de ces multinationales. Ces ingénieurs remettent en cause le modèle économique des entreprises qu’ils ont contribué à bâtir, de même que leurs techniques insidieuses et les conséquences de ces dernières.

« Est-ce que vous regardez votre téléphone avant le pipi du matin ou pendant le pipi du matin? »

L’ampleur de la situation

Les réseaux sociaux sont entre autres vecteurs de pression sociale, d’intimidation, et plus gravement, d’incitation à la haine et de manipulation de l’information, faisant ultimement d’eux une menace pour la démocratie. Leurs répercussions se font déjà sentir au sein de la société québécoise et partout dans le monde. On note en effet une baisse de confiance entre les individus et envers les systèmes politiques. La préoccupation la plus répandue semble être reliée au bien-être mental des utilisateur.rices, en particulier chez les jeunes. Le caractère addictif des réseaux sociaux, leur impact sur l’estime de soi et leur penchant manipulateur sont largement décriés sans toutefois trouver de limite. Ils ne sont régis que par très peu de lois, laissant leurs utilisateur.rices vulnérables.

Loin d’être des révélations choc, la plupart de ces problématiques sont plutôt connues du public. Mais il ne suffit pas de connaître les conséquences pour pouvoir les éviter. Tim Kendall, l’un des décisionnaires du modèle économique de Facebook, en témoigne: « C’est ironique. Je passais mes journées à bâtir quelque chose dont je devenais prisonnier le soir. Et je n’arrivais pas à me contrôler. »

Les réseaux sociaux ne font évidemment pas que nous pourrir la vie. Mais même s’ils offrent des bénéfices tels que la visibilité, la création et l’entretien de liens, le réseautage, même s’ils sont un outil incroyable de changement social, la connexion qu’ils créent reste virtuelle, superficielle.

Comment se fait-il alors qu’un outil censé nous rapprocher en arrive à nous éloigner, à nous isoler, à nous méfier les uns des autres?

Aza Raskin, ancien directeur de la création chez Firefox & Mozilla Labs, éclaire le point central de ce paradoxe : « Les utilisateurs ne paient plus pour les produits qu’ils utilisent. Ce sont les annonceurs qui paient. Ce sont donc eux les vrais clients et nous qui sommes vendus. » Alors que nous pensons nous servir de ces outils, c’est en fait le contraire qui se produit.

D’où vient le problème?

Le problème a de nombreuses facettes, mais son noyau réside dans le design des plateformes, mis au point par des ingénieurs pour prédire et programmer le comportement des utilisateur.rices afin qu’il.elles agissent de manière inconsciente. Des notions de psychologie et de gambling ont été utilisées afin de développer les meilleures techniques pour attirer l’attention des utilisateur.rices et la garder le plus longtemps possible. Parmi ces moyens, notons les notifications, le défilement à l’infini, l’identification sur les photos et les trois petits points qui s’affichent dans nos conversations lorsque quelqu’un est en train de répondre. Tous ces petits gadgets d’apparence anodine servent en fait à nous tenir en haleine. Ils exploitent la dopamine, la « molécule du plaisir ». La chute de dopamine provoque une déprime plus ou moins importante selon la capacité des individus à gérer le manque, d’où sa grande proximité avec la dépendance.

Le contenu est adapté, modulé en fonction des intérêts et des habitudes de chaque utilisateur.rice. Tout est personnalisé. Les médias sociaux sont d’ailleurs reconnus pour leur efficacité à cerner le public et à le rejoindre par des campagnes publicitaires. Pas étonnant que les revenus des médias traditionnels soient en chute libre depuis l’avènement de leurs pendants sociaux. Et la désinformation, ça génère des clics; de la même façon que le sensationnalisme dans les journaux vend plus de copies.

Comment modifier le paradigme?

Tristan Harris, ancien éthicien du design chez Google, incite à ramener un peu d’humanité dans la technologie. Il propose entre autres de réorienter les buts des entreprises et des outils technologiques pour qu’ils ne soient plus centrés uniquement sur le profit, pour qu’ils se soucient du bien-être de leurs utilisateurs. C’est dans ce but qu’il a co-fondé, avec Aza Raskin et Randima Fernando, le Centre for Humane Technology (Centre pour une technologie humaine), dont la mission est de sensibiliser et d’inciter au changement. Mais pour qu’il y ait du changement, il faut que les consommateurs le demandent, car c’est la demande qui motive l’offre à évoluer.

D’ici là, quelques trucs peuvent nous aider à reprendre un peu de contrôle, à gérer notre relation avec les réseaux sociaux de façon plus saine :

– désactiver les notifications;

– ne pas laisser l’application ou la page ouverte pendant qu’on travaille sur le téléphone ou l’ordinateur;

– ne pas tout partager systématiquement;

– mettre une alarme;

– télécharger une application qui bloque l’accès aux réseaux sociaux pendant une période donnée.

Auteur / autrice

  • Jessica Dufour

    Passionnée des arts et du langage, Jessica Dufour étudie à la maîtrise en traduction et terminologie. Son baccalauréat multidisciplinaire en linguistique et communication lui a permis d'acquérir de solides bases dans ces deux domaines. En tant que journaliste, elle s'intéresse à tout ce qui touche la culture et la société, cherchant particulièrement à mettre en valeur la relève de Québec et des environs. Elle fait également partie du comité de lecture de la section création littéraire. La poésie et la photographie sont ses médiums de prédilection. Oeuvrant aussi dans le domaine de l'alimentation sauvage, elle erre d'est en ouest du pays, entre la forêt et la ville.

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