Photo : Claudia Rivard

Drogues sonores : Du bruit pour rien




Mettez vos écouteurs. Détendez-vous. Vous allez vous droguer grâce à une petite tune. C’est en tout cas ce que proposent plusieurs sites internet, dont Hex-Hit qui a été lancé en mars 2012 au Québec. Impact Campus a enquêté pour connaître la vérité sur ces stupéfiants sonores.

Pierre-Louis Curabet

Babillards de l’Université Laval. En regardant bien entre les affiches, on peut parfois voir de petits carrés où il est inscrit «Hex-Hit». Fonction : entreprise de vente de drogues sonores. Les dealers seraient-ils les bienvenus sur le campus? Sûrement pas. En réalité, ces stupéfiants sont 100 % légaux, car ils ne sont pas constitués de substances interdites.

Ces drogues digitales font appel à la science binaurale, découverte en 1839 par le physicien prussien Heinrich Wilhelm Dove. Cette dernière consiste à faire percevoir des battements à notre système auditif. Tony Leroux, professeur agrégé à l’école d’orthophonie et d’audiologie de l’Université de Montréal, a réalisé son doctorat sur la science binaurale. «Ces battements sont dus à l’écoute de sons qui arrivent en même temps dans nos deux oreilles, mais à des fréquences légèrement différentes. Le complexe olivaire supérieur, qui est le relais auditif recevant les informations des deux oreilles, ne perçoit alors plus la fréquence, mais les battements.» Selon le site d’Hex-Hit, ce type de sons pourrait nous guider «sur la route de sensations hallucinantes» et nous donner «le contrôle total de [nos] sensations les plus incroyables».

Drogue légale, mais sans effet

Contacté par courriel, l’un des fondateurs d’Hex-Hit, qui se présente sous le patronyme de Bernard Denis, affirme qu’ «il est prouvé scientifiquement que les battements binauraux synchronisent les hémisphères cérébraux. De là, avec la pratique, on peut atteindre la maîtrise de la méditation en beaucoup moins de temps qu’avec un entrainement traditionnel». Pour établir l’efficacité de ses HITs, Bernard Denis renvoie notamment vers le mémoire non publié d’une étudiante de l’Université Paris 8 intitulé «Les sons binauraux, effets cliniques et neuropsychologiques; perspectives d’applications». Grâce à une électro-encéphalographie (EEG), la chercheuse Brigitte Forgeot démontre que les sons binauraux ont un effet sur les ondes du système nerveux.

Pour Robert Zatorre, professeur à l’Institut Neurologique de l’Université McGill, cette étude ne valide en rien les effets attribués aux drogues sonores par le fondateur de Hex-Hit. «Le fait que les sons binauraux peuvent entraîner des changements dans l’EEG est déjà connu depuis des décennies. Mais le problème est que presque n’importe quel stimuli répétitif va aussi entraîner des changements similaires de l’électro-encéphalogramme. Les fameuses « ondes alpha » mises en avant par l’étudiante indiquent tout simplement un état de relaxation. On peut l’induire avec beaucoup de stimuli, ou tout simplement en fermant les yeux. Ce n’est pas de la magie.»

Les drogues digitales ne seraient donc qu’une illusion. C’est en tout cas le constat du Pr Zatorre, qui est présenté comme une sommité dans le milieu de la neurologie. «Je pense que c’est un moyen pour certaines personnes de se faire un peu d’argent sur le dos des autres.» Le professeur de McGill n’est d’ailleurs pas le seul à être sceptique en ce qui concerne ces stupéfiants sonores. «Dans certains environnements sonores, on peut créer une ambiance, concède Jean-Sébastien Fallu, professeur agrégé à l’école de psychoéducation de l’Université de Montréal. On a déjà démontré que quelqu’un qui conduit en écoutant une musique plus rapide au niveau du tempo sera porté à rouler plus vite. Mais de là à affirmer que ces drogues ont des effets psychotropes, il y a une marge.» Si les drogues sonores n’ont aucun effet, comment se fait-il que le leader du marché, I-Doser, compte quelque 1,2 million de visiteurs par an sur son site ?

Effet placebo et pression des pairs

De la bouche même du fondateur d’Hex-Hit, «l’effet placebo ainsi que la suggestibilité [de l’individu] jouent un rôle important dans l’appréciation première du HIT». Ainsi, de manière générale, 30% de l’efficacité d’un médicament est attribuée à l’effet placebo. Ce taux est toutefois très variable en fonction des symptômes, pouvant aller d’à peine 12% en ce qui concerne la maladie de Parkinson à 80 % lorsque le patient est atteint d’arthrite chronique (1). «L’effet placebo est très bien documenté dans la littérature scientifique, explique Jean Sébastien Fallu. On a même montré qu’avec des médicaments actifs, il peut jouer pour une bonne partie de l’effet ressenti par le patient. Les attentes face à une substance vont teinter la perception des effets que l’on ressent.»

Les espoirs du consommateur de drogues sonores sont donc primordiaux pour que ces dernières aient les effets annoncés. Par ailleurs, l’attitude du médecin (ici, le vendeur de stupéfiants) est un autre déterminant important dans l’efficacité de l’effet placebo. Pas de doute, Bernard Denis remplit bien son rôle. Lors d’un premier contact, alors qu’Impact Campus se faisait passer pour un client potentiel, le fondateur d’Hex-Hit assurait que «la majorité des clients qui achète un HIT en achète un second rapidement, car ils adorent. C’est en étant assidu que l’on découvre les meilleurs effets. Ainsi, plus on les utilise, meilleurs ils deviennent». En outre, Bernard Denis étaie ses propos de nombreuses références, scientifiques selon lui, ce qui peut convaincre les consommateurs peu avertis.

D’après le professeur Jean-Sébastien Fallu, le consommateur pourra aussi sentir des effets lors de l’écoute de HITs sous la pression de ses pairs. «Prétendre ressentir quelque chose peut être bien vu dans certains contextes ou sous-cultures. Si tout le monde dit qu’il ressent quelque chose, on a plus de chance de le ressentir.»

Même si la drogue sonore ne constitue donc pas un stupéfiant actif comme le cannabis, l’héroïne ou encore la cocaïne, ce phénomène ne doit pas être pris à la légère selon le professeur de l’UdM. «Les gens qui en prennent peuvent avoir des effets sur leur santé, même s’il n’y a pas d’effets psychoactifs. Une personne qui passe son temps à dépenser son argent sur ce genre de site pourrait en faire les frais. Par ailleurs, je pense qu’il faut s’inquiéter de la banalisation, et là je ne suis pas dans la dramatisation, de ce genre de produits.»

Au moment de mettre sous presse, Santé Canada ne nous avait pas encore recontactés pour nous communiquer les travaux réalisés sur le sujet par le gouvernement canadien. Le responsable média que nous avions eu au téléphone ne connaissait pas l’existence des drogues sonores.

(1) Le mystère du placebo, Patrick Lemoine

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