Avec Travaux forcés, Olivier Ducharme dote le-la lecteur-rice du recul nécessaire pour observer l’évolution de l’aide sociale au Québec. Force est de relever certaines tendances lourdes : l’aide sociale semble ainsi arrimée au marché du travail, et les gouvernements ont successivement posé des conditions aux personnes qui sollicitent cette aide visant à assurer leur subsistance.
Dans un style infaillible, Ducharme fournit des clés essentielles à l’interprétation de certaines mesures proposées récemment par les gouvernements en matière d’aide sociale, notamment le Programme Objectif Emploi enchâssé dans le projet de loi 70 du parti Libéral du Québec. Celui-ci pose des conditions aux primodemandeurs-ses de l’aide sociale, le champ des possibilités qui s’offrent à eux-elles se résumant à la recherche active d’emploi, au retour aux études, et au « développement des habiletés sociales ».
L’auteur relève d’ailleurs une curieuse parenté entre la teneur du PL 70 et les conditions ayant pour objectif d’« activer les chômeurs » proposées par l’OCDE, mettant en Lumière les liens étroits entre les paramètres de l’aide sociale et le marché du travail. Ces conditions proposées par l’OCDE consistent effectivement à ce que les personnes en situation de non-emploi soient obligées de participer à un « plan d’insertion à l’emploi », à ce que des sanctions financières soient imposées dans l’éventualité où ils-elles n’y participeraient pas, et à associer une incitation financière à la participation au programme.
Divers modèles d’assistance sociale sont appliqués d’un endroit à l’autre sur la planète. Ils s’inscrivent dans l’un des trois types d’États-providences tel que conceptualisé par l’économiste danois Esping-Andersen. En ce qui a trait au Québec, le modèle assistantiel est influencé par l’état-providence libéral. Celui-ci est hybride : en principe, il est inconditionnel. En revanche, il est étroitement relié au marché du travail, le montant de l’allocation et les conditions de l’aide sociale étant dictés par le marché. Il ne remplit ainsi pas le critère de démarchandisation.
Autre tendance soulevée par Ducharme : la protection sociale a longtemps visé certaines franges particulières de la population – nommément : les « vieillards », ou encore les personnes invalides. Quant aux autres personnes qui ne se caractérisent pas forcément par une condition invalidante spécifique comme un handicap, l’accès à l’aide sociale est plus difficile. Le Programme Objectif Emploi vise quant à lui plus spécifiquement les jeunes, puisque ce sont souvent eux-elles qui adressent une première demande d’aide sociale. En filigrane d’une telle tendance, on discerne les préjugés à l’endroit des individus dont la condition apparente ne justifie pas le versement d’une allocation par l’État.
Un historique truffé d’épisodes fascinants
L’un des principaux atouts de l’essai de Ducharme consiste en les nombreuses références historiques qu’il fournit afin de permettre au-à la lecteur-rice de comprendre les origines de l’aide sociale, et surtout la manière dont son esprit a été altéré au fil du temps. La signification originelle des valeurs émancipatrices de liberté et d’égalité promues par les partisans des lumières semble ainsi avoir été évacuée. Des vocables comme « autonomie », « mérite », « réussite » et « richesse » ont acquis une résonance toute libérale. Par exemple, plutôt que de désigner le « caractère de celui qui se porte vers autrui comme son semblable et non dans une perspective de compétition », le concept de richesse revêt désormais la signification suivante tel qu’articulé par Ducharme : « marqueur de réussite purement économique fondé sur la compétition et le mérite personnel ».
L’influence de plus en plus marquée du marché sur l’aide sociale d’une part, et l’érosion du critère d’inconditionnalité d’autre part révèlent les écueils potentiels du modèle hybride du Canada. Après la lecture de Travaux forcés, ces écueils deviennent évidents. Or, le livre serait aride s’il ne décrivait pas certaines anecdotes savoureuses de notre passé, comme celle d’une enquête menée par les « boubou-macoutes », des agents spéciaux à la solde de Bourassa au milieu des années 80 afin de débusquer les fraudeurs-ses de l’aide sociale. Cette campagne a d’ailleurs contribué à mettre à mal la réputation des demandeurs-ses d’aide sociale. Il est également fascinant de mesurer le pouvoir de mobilisation des personnes assistées-sociales qui en sont venues à former le Front Commun des personnes assistées sociales du Québec (FCPASQ) à partir de 1974.