Photo par George Kourounis

L’Académie française, où sont les Immortelles?

L’Académie française est une institution qui a été créée en 1635 par le Cardinal de Richelieu avec le but de normaliser et perfectionner la langue française. L’organisation rassemble encore aujourd’hui 40 académiciens élus par leurs pairs. Au fil du temps, il y a eu 733 membres ayant siégé à l’Académie, des auteurs, philosophes, poètes, scientifiques, médecins, politiciens, religieux, et j’en passe. On les surnomme les « Immortels », en honneur à leur héritage éternel. Leur mission est restée inchangée : ils codifient la langue française et l’illustrent, en produisant eux-mêmes des œuvres et en récompensant par de prestigieux et onéreux prix des auteurs émérites.

Par Juliette Samson, journaliste collaboratrice

Inéquité historique et actuelle
Si toutes les professions mondaines ou presque ont été représentées au sein de cette institution, une certaine catégorie de personne se fait rare, voire quasiment absente : les femmes. Sur quarante Immortel.le.s actuel.le.s, seules cinq Immortelles représentent la moitié de la population française et francophone.

Cette bévue n’est pas le propre de la composition actuelle de l’Académie. La première femme à y avoir été admise est Marguerite Yourcenar, et sa nomination est aussi récente que 1980 ! Depuis, uniquement neuf femmes y ont siégé, ce qui donne à la composition actuelle de l’Académie des airs presque révolutionnaires.

On aurait pu croire que l’Académie française se serait aujourd’hui dépêchée à rattraper son époque en consacrant plus qu’un piètre huitième de femmes en son sein. Or, les femmes restent tristement rares entre les murs de l’Académie, bien que : « l’Académie, qui doit tant aux femmes des siècles passés, leur est désormais accueillante. », tel qu’écrit une des cinq académiciennes actuelles, Hélène Carrère d’Encausse. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais je trouve qu’un maigre huitième des sièges est un accueil bien peu chaleureux.

Un problème plus large
Dans la même lettre, Mme d’Encausse attribue le conservatisme académicien « avant tout à une tradition qui, en France, excluait les femmes des fonctions électives dès lors que le droit écrit ne stipulait pas le contraire. Dans le silence de ses statuts qui n’évoquaient pas les femmes, l’Académie a suivi l’usage général. »

Bien que je reconnaisse qu’il ne faut pas négliger le facteur historique, je trouve que cette explication est rapide, et surtout, assez inutile à l’évolution de l’Académie vers la parité.

Sur les raisons de l’absence des femmes à l’Académie, la littérature se fait suspicieusement silencieuse. On ne peut donc qu’y aller de suppositions.

La raison la plus évidente me semble être que le milieu littéraire, et particulièrement ses hautes sphères, reste dominé par les hommes. Il n’y a qu’à regarder les grands prix littéraires français pour s’en rendre compte. D’abord, les lauréats sont en grande majorité des hommes. En effet, selon Le Monde, les femmes ne représentaient qu’une très faible proportion des gagnants des plus prestigieux prix, variant d’un triste 10,5 % pour le Prix Goncourt jusqu’à 36,8 % pour le Prix Femina. Point intéressant à noter, le jury du Prix Femina n’est composé que de femmes, car la composition des jurys, elle aussi, est évocatrice d’une inégalité persistante : en 2017, aucun des jurys des grands prix littéraires n’atteignait la parité.

Des racines bien ancrées
Ainsi donc, la faute ne revient pas uniquement à un conservatisme inopiné de l’Académie française, mais s’inscrit plutôt dans une dysfonction du monde littéraire au complet. Il est vrai qu’en littérature comme ailleurs, nous avons encore tendance à minimiser la contribution des femmes, ce qui se traduirait dans ce cas par une considération inégale des œuvres des auteurs et des autrices par l’Académie menant à une sous- valorisation de l’œuvre d’une femme comparée à celle d’un homme. Évidemment, les goûts littéraires sont largement subjectifs, ce qui complique la chose : on ne peut accuser les Académiciens de déroger à des critères objectifs d’appréciation des autrices. Toutefois, la différence évidente dans le nombre d’Académiciens et d’Académicienne nous mène à penser qu’il y a plus qu’une question de goût en jeu. On accorde simplement plus de prestige aux auteurs qu’aux autrices, parce qu’on est plus prompt à reconnaître le talent et la contribution des hommes que celle des femmes.

Je suis également portée à croire que cette différence s’explique aussi par l’importance accrue qu’on accorde aux sujets et réalités typiquement masculins plutôt que féminins. Je ne veux pas dire, évidemment, que certains intérêts sont naturellement plus masculins ou féminins, mais que les auteurs, généralement, écrivent sur des réalités proches des leurs, voire s’inspirent de leur propre expérience. Le facteur du genre étant aujourd’hui encore déterminant dans notre expérience des événements et de notre vie en général, on peut comprendre que les femmes écrivent des œuvres sur des réalités et des points de vue féminins. Or, on accorde moins d’importance à ce genre de sujets, non seulement dans la littérature, mais dans tous les domaines. Ainsi les jurys, surtout s’ils sont majoritairement composés d’hommes, sont plus prompts à écarter les œuvres écrites par des femmes.

La somme de ces facteurs, selon moi, décourage les femmes de se lancer en littérature, et surtout de se battre afin d’atteindre les sommets de la hiérarchie littéraire. Couplés au fait que la société

socialise encore les femmes à être douces et passives plutôt que combattantes et ambitieuses, ces facteurs expliquent par exemple que les femmes soient moins promptes à promouvoir leurs œuvres ou s’obstiner avec des éditeurs réfractaires. Résultat, le monde littéraire se prive de centaines d’autrices extraordinaires.

L’œuf ou la poule
Ainsi, on se retrouve devant un dilemme de l’œuf ou de la poule. L’Académie française est-elle responsable du peu de reconnaissance des femmes dans le milieu littéraire ou le peu de femmes dans le milieu littéraire est-il responsable du nombre dérisoire de femmes à l’Académie ? Il n’y a malheureusement pas de réponse claire, mais je suis tentée de croire que la réponse fonctionne dans les deux sens. Or, vu l’influence primordiale de l’Académie sur le monde littéraire français et francophone en général, il me semble qu’elle a le pouvoir de briser ce cercle vicieux et de changer les mentalités, si seulement elle voulait bien entrer résolument dans la modernité.

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