Photo par Shayne Laverdière

Sympathie pour le diable : les maux d’une guerre qu’on ne connaît pas

Réalisation : Guillaume de Fontenay
Scénario : Guillaume Vigneault, Guillaume de Fontenay, Jean Barbe,
en collaboration avec Paul Marchand

Sympathie pour le diable s’inspire des récits de Paul Marchand sur sa couverture du Siège de Sarajevo de 1992 à 1993. Paul Marchand était reporter de guerre pour Radio-Canada et Radio-France. Blessé grièvement au bras, la guerre de Bosnie-Herzégovine fut la dernière qu’il put couvrir. Niels Schneider dans le rôle principal partage l’écran avec Ella Rumpf (Boba Lizdek) et Vincent Rottiers (Vincent).

Par Emmy Lapointe, cheffe de pupitre arts et culture

Photo : Shayne Laverdière
Déraciner

Le visionnement de presse était à 10h, un lundi matin. Je m’étais couchée tard, parce qu’études, parce que travail, parce que ménage, parce que stress à propos de tout ça. Je n’avais pas la tête à aller au cinéma, à être assise pendant deux heures, à être passive. Pas que le cinéma rende passif, au contraire, c’est juste moi qui ne suis pas dans le mood ces temps-ci. Comme un reading slump (quand on n’est plus capable d’aimer ou de terminer un livre), mais généralisé à l’art tout entier. Et j’ai peur qu’à force de lire rapidement tous ces livres, de voir ces films, ces pièces en série, je finisse par seulement les consommer.

Je suis arrivée une vingtaine de minutes avant la projection. Ils nous avaient placées dans la plus petite salle du cinéma. Je ne le savais pas encore à ce moment-là, mais j’allais être contente qu’on soit toutes proches, que j’allais avoir besoin de cette proximité-là, que le film de Fontenay m’arracherait le cœur autant.

La violence au quotidien

Tourné caméra à l’épaule, le long-métrage de Fontenay est une incursion dans un monde en guerre qu’on imagine à peine, ou qu’on imagine mal. Un monde étanche où l’on tue, viole, tire dans la tête des enfants de deux ans et demi, mais qui continue de tourner quand même, parce que c’est une des dernières façons de résister quand le « reste du monde » te laisse tomber.

Le film est violent, mais l’est d’une violence nécessaire et dépourvue de sensationnalisme. Je pense que c’est l’absurdité qui tranche comme ça. Celle des Casques bleus qui observent, mais ne peuvent rien, des demi-corps explosés en dizaines chaque jour, des morts qu’on compte au hasard, des boîtes de nuit dans le sous-sol des édifices pas encore sautés. J’ai été crispée toute l’heure quarante du film, et le reste de la journée, tout me
ramenait toujours à ça.

Niels Schneider interprète un Paul Marchand excessif, parce qu’il n’y avait pas d’autres façons de le faire. Ella Rumpf, flamboyante. Vincent Rottiers, une force tranquille. Scénario brillant qui ne nous laisse respirer que deux ou trois fois. Guillaume de Fontenay, très grand.

Une guerre qu’on ne raconte pas

Je crois que j’étais en cinquième année. L’alarme a sonné, c’était l’exercice de feu. On a fait une file devant la porte, une des plus droites qu’on avait faites, c’est moi qui la fermais. On ne sortait pas du local, je ne comprenais pas pourquoi, je me suis tournée. Il y avait un de mes amis en dessous d’un pupitre. Il tenait les pattes assez fort pour que ses doigts blanchissent.

Mon professeur nous a dit de suivre l’autre groupe de cinquième. Il est sorti de la file, un autre élève l’a suivi. J’ai essayé de voir ce qu’ils faisaient, mais on est sorti. Ils nous ont rejoints une dizaine de minutes plus tard, les deux garçons se tenaient la main, mon professeur lui, passait un appel.

Ça a été la seule fois où j’ai été en contact avec la guerre de Bosnie-Herzégovine. On ne l’enseigne pas au secondaire, au cégep non plus. On ne la raconte nulle part.

Le siège de Sarajevo a duré près de quatre ans, c’est le plus long de l’histoire moderne. Parce que souvent, ce sont les chiffres qui comptent le plus, le siège de Sarajevo, c’est 443 492 obus, 70 journalistes et 5 000 civils tués sous l’œil « attentif » de la communauté internationale. Ce sont aussi des familles exilées, des enfants qui se cachent en dessous des bureaux, des anciens soldats qui regardent comme il faut avant de tourner les coins de murs.

Paul Marchand s’est pendu dans son appartement parisien le 20 juin 2009. Il a essayé de se réparer avec la littérature, mais ça n’a pas suffi. Dans son premier roman, il écrit : « À Beyrouth comme à Sarajevo, chaque matin, j’appareillais vers la mort dans mon voyage de destruction. Journaliste, je devais raconter, avec des mots de ruines, dans une langue inachevée, que les guerres ne sont rien d’autre qu’un peu de bruit sur beaucoup de silence. Un fracas passager quand le silence devient trop insupportable. Un rêve de monde meilleur, même si le rêve est obscène et turbulent. »

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