Photo par Léonie Faucher

Après la mort, Facebook reste en vie

Selon les règlements de Facebook, il est interdit de modifier le compte ou de publier sur le profil d’un défunt. Pourtant, des fantômes se cachent sur les réseaux sociaux. Pourtant, des fantômes se cachent sur les réseaux sociaux. Des chercheurs de l’Université Oxford ont évalué qu’il y aura, d’ici 2070, plus de comptes de personnes décédées que de comptes de vivants. Ce grand cimetière numérique remet alors en question les droits sur les données numériques après la mort. Le problème avec les profils d’outre-tombe, c’est qu’ils demeurent actifs, tels des fantômes, avec des rappels d’anniversaire ou d’autres notifications automatiques du réseau social. Ce qui peut compliquer le processus du deuil. En alimentant le compte d’une personne décédée, elle est conservée en vie artificiellement et l’acceptation de sa perte s’allonge. David Myles, jeune docteur au Laboratoire sur la communication et le numérique (LabCMO), répond aux questions d’Impact Campus sur la mort numérique.

Par Léonie Faucher, rédactrice en chef

Impact Campus : Les réseaux sociaux permettent à certains influenceurs de vivre à travers leurs profils, parfois même en se créant des « fausses vies ». Dans ce contexte de sur-exploitation des médias sociaux, que signifie être mort numériquement ?

David Myles : Je pense qu’il est important de préciser ce qu’on entend par « mort numérique ». Le terme est devenu passablement populaire dans des conversations juridiques portant notamment sur la gestion post-mortem des données et du patrimoine des usagers de médias numériques, comme Facebook et Twitter. Dans ce cas-ci, des spécialistes, comme des juristes et des professionnels des industries numériques, se penchent sur les enjeux économiques, juridiques et politiques que pose la survivance de nos données numériques à notre existence physique. Mais l’utilisation de la notion de « mort numérique » porte, selon moi, à confusion. On pourrait plutôt parler de gestion post-mortem de l’existence numérique, dans la mesure où la mort numérique pourrait davantage être comprise dans la perspective anthropologique de « mort sociale ».

Contrairement à la mort physique, la mort sociale fait référence au moment où une personne décédée ne fait plus l’objet de conversations ou de discours. Bref, la mort sociale fait référence au moment où une communauté ou une famille oublie l’existence d’un ancêtre qui, conséquemment, cesse d’exister socialement. Dans ce sens- ci, la « mort numérique » ferait plutôt référence à la possibilité, voire au droit des personnes décédées de disparaître complètement des sites, plateformes et bases de données numériques, et moins à la gestion du patrimoine et du
testament.

 

I.C. : Comment le décès de ce « moi social » sur les réseaux sociaux affecte-il juridiquement le défunt ?

D.M. : Juridiquement, la gestion post-mortem des traces numériques pose des problèmes notamment en termes de succession et de gestion du patrimoine. De manière générale, les débats portent souvent sur l’importance de reconnaître le droit aux personnes décédées de maintenir un certain niveau d’autodétermination sur les données qui les concernent. Ceci donne lieu à une importante tension. D’un côté, certaines personnes endeuillées veulent maintenir un lien avec leur proche ou ami décédé et développent des pratiques de deuil qui sont médiées numériquement. De l’autre, certains affirment qu’il est crucial de reconnaître le droit des personnes décédées à être oubliées sur le Web. Ceci s’inscrit en continuité avec les débats menés dans l’Union européenne depuis 2006 sur le droit aux usagers d’être oubliés, ce qu’on appelle parfois le droit à l’oubli. Dans ce cas-ci, des militants et des représentants politiques revendiquent la possibilité des personnes à décider pour elles-mêmes si elles veulent être fichées par les géants du Web, comme Google et Facebook.

 

I.C. : En continuité quant au droit à l’oubli, est-ce que la succession numérique, remise dans le testament des codes d’accès pour nos ayants droits, pourrait être la solution au débat ?

D.M. : La succession numérique est une réponse limitée à un problème d’ordre juridique concernant la gestion du patrimoine. Il s’agit d’une solution technique qui ne prend pas en considération le débat plus général autour du droit des personnes à contrôler les informations que les plateformes possèdent sur elles, avant et après leur décès. Cette réponse n’aide pas non plus à établir des bonnes pratiques en matière de gestion des données personnelles ni à orienter les normes autour des pratiques de deuil en contexte numérique. En ce sens, quels sont les comportements qui sont jugés socialement et culturellement acceptables en contexte numérique lorsqu’un proche ou un ami décède ? Ce genre de questionnements ne peut pas être éclairé par la simple introduction de nouvelles fonctionnalités techniques par les plateformes numériques.

 

I.C. : Est-ce que, par exemple dans le cas de Facebook, les profils restant actifs des personnes décédées causent problème ?

D.M. : La présence croissante sur les médias sociaux de profils de personnes décédées pose certains enjeux. Certains estiment que près de 10 000 usagers Facebook meurent chaque jour, et que les profils de défunts pourraient éventuellement dépasser celui des personnes vivantes d’ici deux ou trois décennies. Si les profils toujours actifs peuvent soutenir une certaine vie sociale post-mortem et s’inscrire dans des pratiques commémoratives tout à fait saines, le fait d’être constamment confronté à la mort d’un proche peut aussi avoir des effets négatifs pour les endeuillés, comme générer de la détresse ou de l’anxiété. Les médias sociaux ont grandement participé à replacer la mort au centre de la quotidienneté. Cela dit, selon les cultures, les personnes sont plus ou moins bien équipées pour vivre avec la mort et avec le deuil au quotidien. Par exemple, certains usagers peuvent éprouver un certain malaise lorsque les profils de défunts viennent « hanter » leur propre fil Facebook.

Un problème que la plateforme a dit vouloir corriger récemment. En ce sens, les médias sociaux participent peu à peu à transformer les conceptions que nous avons de la mort et du deuil, et surtout des croyances quant aux façons les plus appropriées de vivre son deuil et de réagir face à celui des autres. Ceci s’inscrit de façon plus générale dans les politiques mises en place par et sur les médias numériques pour gérer la mort et la commémoration.

« Même s’il existait des sites Web commémoratifs bien avant Facebook, la plateforme a été une pionnière dans la gestion post-mortem du deuil et de la commémoration. L’équipe Facebook a travaillé avec des chercheurs pour déterminer les meilleures stratégies afin de prendre en charge la mort d’un usager. Elle a introduit certaines fonctionnalités,comme la possibilité pour les endeuillés de transformer le profil d’un défunt en site commémoratif. », fait remarquer David Myles.

I.C. : D’ailleurs, les plateformes ont-elles un intérêt à garder ces profils fantômes actifs ?

D.M : Il est assez clair que les plateformes numériques n’ont aucun intérêt financier ou commercial à reconnaître le droit des personnes défuntes à être oubliées numériquement. D’abord, leur modèle d’affaires est intimement lié à la production de données et d’interactions entre usagers. L’élimination des profils actifs de défunts créerait une réduction significative de leur membrariat et limiterait les possibilités commerciales. Il faut se rappeler que l’industrie funéraire est somme toute très lucrative, et Facebook ne voit pas nécessairement d’avantages à limiter son emprise sur ce marché potentiel.

Ensuite, la gestion des données et des profils en contexte post-mortem nécessite beaucoup de ressources, d’employés et de temps. Gérer la mort numérique coûte cher, notamment lorsque vient le temps d’effacer les données associées à un usager, qu’il soit vivant ou décédé. Les plateformes numériques ont donc tout intérêt à se battre contre le droit à l’oubli. Cette perspective peut trancher assez drastiquement avec les normes occidentales autour de la mort et de sa médiation. En somme, même si la prise en charge de la mort et du deuil par les plateformes numériques peut donner lieu à des mutations anthropologiques fascinantes, il faut se rappeler que ces plateformes répondent à des incitatifs financiers qui ne visent pas nécessairement le bien-être et l’intégrité de ses usagers, qu’ils soient morts ou vifs.

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