C’est en plein état d’ivresse que j’écris ces mots. Je suis ivre, non pas d’une surconsommation abusive de délicieuses Twisted Tea ou de Gin Tonic, mais d’une proposition théâtrale à la mise en scène aussi astucieuse qu’unique. Marie Brassard et Robert Lepage nous emportent dans les méandres d’une enquête policière avec tout ce que cela implique : tensions, illusions, mensonges… et la mort. Ce n’est que lorsque les applaudissements dithyrambiques s’atténuèrent que j’ai été frappé d’une pensée toute simple, mais non des moindres : je venais d’assister au mariage parfait entre le théâtre et le cinéma. Le Polygraphe est présentée du 14 septembre au 9 octobre au Théâtre de la Bordée.
Par William Pépin, chef de pupitre aux arts
Texte : Marie Brassard et Robert Lepage | Mise en scène : Martin Genest | Décor : Jean-François Labbé | Distribution : Michel Nadeau, Mary-Lee Picknell-Tremblay, Steven Lee Potvin | Production : La Bordée
35 ans après sa création, la production de La Bordée ressuscite Le Polygraphe, pièce écrite par Marie Brassard et Robert Lepage. Le postulat de base est simple : une jeune femme s’est fait assassiner dans le quartier Saint-Jean-Baptiste, et son ami François – le dernier à l’avoir vu vivante –, doit passer le test du polygraphe. Malgré sa non-culpabilité, il ne sera jamais innocenté par la police, au point que le doute naîtra dans son cœur. C’est donc dans le marasme des vraies vérités et des faux mensonges que se développe l’histoire – et les histoires dans l’histoire.
Quand les planches deviennent bobines
Ici, comme dans toute bonne enquête policière qui se respecte, le vrai et le faux s’affrontent jusqu’au dénouement, d’ailleurs précipité pour une pièce pourtant si bien rythmée. La frontière poreuse entre la vérité et le mensonge est mise en scène à merveille par Martin Genest qui oppose le public ; la scène bi-frontale permet cette opposition : l’auditoire se fait mutuellement face. Mais le savoir-faire de Genest ne s’arrête pas là : l’enchaînement des scènes d’un lieu à l’autre, du présent au passé et du passé au présent se fait dans une fluidité cinématographique qui rappelle le Zodiac de David Fincher, mais dans une atmosphère moins froide qu’envoûtante. Le metteur en scène emprunte d’ailleurs plusieurs techniques au cinéma, tel que le montage parallèle, et génère ainsi des symboliques que l’on ne voit pas tous les jours au théâtre. Avec Polygraphe, la scène nous appelle, nous aspire. Nous faisons partie de l’énigme.
S’il vous plaît, fermez le quatrième mur en sortant
Les comédien.ne.s sont bluffant.e.s. Mention spéciale à Mary-Lee Picknell-Tremblay qui incarne la mise en abime à la perfection. L’hybridité entre le théâtre et le cinéma inclut l’utilisation de caméras qui projetteront le jeu des acteurs|actrices en temps réel pour créer divers effets : le documentaire, le malaise et l’angoisse d’être plongé dans le doute. Ainsi, les caméras, sans briser le quatrième mur, nous permettent de le traverser. L’immersion est totale.
Majorité 2070
Un mot tout de même sur la première partie de Polygraphe. Le Théâtre de La Bordée présentera du 14 septembre 2021 au 21 mai 2022 une série de premières parties qui concerne le regard que porte la jeunesse sur l’avenir. L’auteur et metteur en scène Samuel Corbeil a rencontré de jeunes adultes afin de les interroger quant à la manière qu’ils envisagent le monde en 2070. Pour la première partie de Le Polygraphe, une intelligence artificielle demande à un aîné de lui raconter un souvenir. Derrière la tendresse de la vieillesse se perçoit l’inquiétude d’une technologie qui s’arroge des pans entiers de notre vie jusqu’à nos souvenirs. La réflexion est pertinente.
Crédits photo: Théâtre de La Bordée