Photo : Courtoisie Rémi St-Onge

6 décembre 1989 : se souvenir pour guérir

« Le début décembre est toujours un moment particulier dans l’année. Dès le mois de novembre, on commence à songer à cette date-là », raconte avec émotion et force Sylvie, la sœur ainée de Maud Haviernick, décédée à Polytechnique le 6 décembre 1989 aux côtés de 13 autres femmes, sous les balles de Marc Lépine, l’homme qui de son propre aveu, « haïssait les féministes ».

Sylvie était à Québec jeudi dernier afin de présenter son témoignage aux étudiant(e)s du Cégep de Sainte-Foy. « Habituellement, mes rôles sont plus solennels, explique-t-elle d’entrée de jeu. J’ai souvent livré des textes, mais c’est beaucoup plus restreint comme action. Jeudi, c’était de communiquer une émotion, une pensée, de parler de l’histoire, de raconter comment elle a été vécue par les proches. »

La conférencière, qui en était à une première expérience d’oratrice, a apprécié l’écoute et l’ouverture des personnes présentes. « Il y avait beaucoup de curiosité. Que les jeunes s’intéressent à cette date de l’histoire, ça me fait plaisir », raconte celle qui a œuvré pendant plus de 15 ans pour la Fondation des victimes du 6 décembre.

Celle-ci comporte un volet éducatif en plus d’offrir un appui à divers groupes de femmes tout en favorisant la prise de positions politiques quant aux moyens d’aider les femmes en difficulté. Elle vise aussi à sensibiliser les personnes plus jeunes qui n’étaient pas nées en 1989. Une étudiante a confirmé l’efficacité de ce type d’activités jeudi dernier, en soulignant à Sylvie Haviernick qu’elle avait cristallisé son engagement et qu’elle savait maintenant « pourquoi elle était féministe ».

Un soir de décembre, il y a 28 ans…

Le 6 décembre 1989, Sylvie Haviernick préparait un voyage d’affaires alors qu’elle travaillait dans l’industrie pharmaceutique. Elle habitait avec son autre sœur Nadine, étudiante en droit à l’époque et aujourd’hui avocate. « Quand je suis rentrée à la maison, ma sœur m’a dit : sais tu ce qui s’est passé à la Polytechnique ? On a ouvert la télévision pour avoir des informations, mais eux aussi ne savaient pas grand chose. » Marc Lépine venait tout juste d’ouvrir le feu sur une trentaine de personnes, tuant 14 femmes et blessant 10 autres femmes ainsi que 4 hommes.

C’est à ce moment que le doute s’est installé dans la tête des deux sœurs. Sylvie a ensuite téléphoné au conjoint de Maud pour savoir si cette dernière avait pris contact avec lui depuis la fusillade.

« Je sentais quelque chose d’étrange dans sa voix. Il le savait déjà, car dans la classe de Maud, il y avait des confrères de travail, dont un jeune homme sorti en courant, qui a vu les femmes décédées en revenant au D-311. Il a vu Maud. Elle était décédée depuis déjà quelques minutes. »

Sylvie Haviernick a donné rendez-vous à une amie à la Polytechnique. « On s’est installé dans la salle du D-310, une salle de cours ou moi-même j’ai eu plusieurs cours alors que j’étais étudiante à l’Université de Montréal. » Peu à peu pendant que la nuit avançait, les autorités annonçaient aux familles des victimes réunies dans la salle de classe le décès d’une proche. « On nous a annoncé officiellement qu’une personne au nom de Maud Haviernick avait été retrouvée au D-311. »

Vivre et surmonter le deuil

De son propre aveu, les journées suivant la fusillade se sont effacées de sa mémoire. « J’ai une famille très tissée serrée, mais à travers un évènement comme ça, chacun s’enferme dans sa peine, se souvient Sylvie Haviernick. Il n’y a pas énormément de discussion avant plusieurs années. C’est peut-être une façon de survivre à l’évènement. »

Le soutien de l’Université de Montréal et des autres proches des victimes a toutefois permis aux blessures de commencer à cicatriser. Dès le mois de janvier, la Polytechnique a réuni les familles, notamment en raison des nombreux dons reçus par l’institution depuis le 6 décembre. « Ça été un moment-clé. Il y a eu un courant qui a passé à travers les familles. C’est pour ça qu’au fil des années, on a fondé notre organisme. »

C’est justement l’action sociale, notamment à travers la Fondation des victimes du 6 décembre, qui lui a permis de vivre son propre deuil. « L’action, ça guérit. Ça fait en sorte qu’on oublie momentanément sa peine, car on n’a pas le temps d’y accorder beaucoup de temps. On est entourés de gens qui nous supportent et qui font attention à nous. J’étais très engagée politiquement. J’avais beaucoup d’amies dans les groupes de femmes. Je ne me suis jamais sentie isolée ou seule. J’ai été chanceuse, très chanceuse. »

En compagnie des autres parents des victimes, Sylvie Haviernick a organisé les commémorations de la fusillade de la polytechnique pendant les quinze années suivant l’évènement, avant de voir l’organisme être dissout. Pour le 25e anniversaire de la fusillade en 2014, les familles ont repris cette responsabilité avec une volonté de transmettre un message plus politique. « Au fil des années, le deuil évolue, explique-t-elle. On prend plus de distance. On a une relation un peu moins intimiste. On essaie de partager un souvenir heureux, une dimension sociale qui porte les gens à réfléchir sur la violence faite aux femmes et les inciter à s’engager. »

« On était des gens très ordinaires. De penser qu’on pouvait influencer le premier ministre, le ministre de la sécurité publique, policiers, décideurs, le maire de Montréal, c’est tout de même intéressant. Il y a peu de gens qui trouvent autant d’énergie à vouloir changer une situation quand ils ont été confrontés à quelque chose d’aussi violent dans leur vie. J’ai toujours admiré le travail des parents. »

Une société qui se relève d’un traumatisme

Le 6 décembre 1989 est une date marquante dans l’histoire du Québec. Comme pour tout traumatisme social, un certain temps est nécessaire avant de guérir et d’intérioriser les différents tenants et aboutissants. C’est pourquoi la Fondation travaille particulièrement avec les jeunes de moins de 25 ans, eux qui n’ont pas connu les évènements, et qui s’en sont faits que très peu parler.

« Cette expérience que le Québec a connu a eu un impact phénoménal au sein de la société. Il y a eu des années de silence, énormément de peine et de douleur. Pendant les premières années de commémoration, c’était très sensible d’aborder la cible privilégiée du tireur Marc Lépine. Deux ans après les évènements, on parlait encore de personnes décédées. »

Sylvie Haviernick raconte avoir d’ailleurs dû remettre à sa place une journaliste du The Gazette, qui ramenait cette rhétorique deux ans après la tuerie. « Je crois qu’il faudrait être très clair. Il y a eu des hommes et des femmes blessé(e)s, mais l’objectif de l’assassin était vraiment de tuer des femmes, et il faudrait le dire », avait-elle répondu à l’époque.

« Même si l’épithète tireur fou va m’être attribué dans les médias, je me considère comme un érudit rationnel que seul la venue de la Faucheuse a amené à poser des gestes extrémistes », avait écrit Marc Lépine dans sa lettre de suicide.

Bien qu’elle critique la couverture médiatique des évènements dans les mois qui ont suivi, elle reconnait d’abord les difficultés que représentaient une prise de conscience sociale d’une telle violence. « Les médias ont toujours été assez silencieux par rapport à la cible du tueur. Il y a eu aussi une forme de surprise. Il y avait eu beaucoup d’acquis au Canada en raison des différentes luttes des femmes. Le droit de vote, la place sur le marché du travail. Je pense que cet évènement a été perturbateur. C’est comme si cette description de l’acquis des femmes avait aussi été foudroyée. Les gens sont retournés dans le silence car ils étaient très choqués. C’était lourd de silence. »

La conférencière refuse aussi d’accuser les hommes de quoi que ce soit, bien qu’elle reçoive souvent cette critique, à l’image de nombreuses autres militantes féministes. « Je n’ai jamais accusé les hommes, et je ne pense pas avoir vu de textes où l’on faisait cela ouvertement. » Elle soutient toutefois que par « besoin de sensationnalisme», certains ont essayé de « diviser les groupes ». Malgré cela, le temps a fini par faire son œuvre.

« Ça prend des années avant de voir un effet, mais on sentait vraiment un intérêt. Et au fil des années, il n’y avait plus seulement des femmes avec nous dans les commémorations. Il y avait aussi des gars qui étaient là, car ils le voulaient. C’est intéressant de voir cet éveil des consciences s’élargir. »

Difficile début de semaine

La semaine dernière s’était ouverte sur une controverse alors qu’un rassemblement pro-armes devait se tenir à la place du 6-décembre-1989, à Montréal. Ce dernier a finalement été déplacé dans une cabane à sucre de Neuville, dans la région de Québec, et s’est déroulé sans heurts. « Ça suscite beaucoup de prises de position. Depuis quelques années, on a à composer avec des gens pour qui cette date-là rappelle autre chose. Ce n’était pas facile. » Elle déplore d’ailleurs le manque de « courage » des personnalités politiques, qui ont gardé le silence cette semaine « par peur de perdre des votes ».

Sylvie Haviernick raconte aussi que, pour la première fois cette année, elle a pu observer une certaine hostilité face aux activités de commémoration. « C’est la première année où des gens me disent : on est tanné d’entendre parler du 6 décembre, de vous entendre parler, on aimerait passer à autre chose. Ce qu’on nous dit, c’est de cesser d’intervenir. »

Fait surprenant, surtout si on pense aux plus récentes vagues de dénonciation #MoiAussi et aux campagnes de sensibilisation en cours sur les campus universitaires. « Il y a eu beaucoup d’échos de violence dirigée vers des groupes ciblés. Il y a une grande voix qui s’exprime afin de cesser d’avoir des comportements violents. »

Pour elle, tout est alors une question de vigilance. « On a connu quelque chose, on sait ce que sont les séquelles. On ne souhaite pas ça à personne. Lorsqu’on voit des dérapages, on s’exprime. Lorsqu’on reste silencieux, c’est comme si on acceptait de participer. »

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