Un nouveau dérapage de la liberté en éducation au Québec

Le débat autour de l’imposition du nouveau cours d’éthique et culture religieuse fait écho à un autre débat qui a fait réfléchir la société québécoise dans les années 60. Alors que la commission Parent était au cœur de ses travaux, une question dérangeait : au nom de quel droit l’État pourrait-il interdire aux parents non croyants une éducation conforme à leur conscience pour leurs enfants? La réponse apportée dans Le Devoir du 2 avril 1962 par l’un des plus grands penseurs de toute l’histoire du Québec, le professeur Charles de Koninck, frappe par la force de son argumentation et par son étonnante actualité.

Le philosophe écrivait alors : «Si les parents sont agnostiques, s’ils pensent que les enseignements religieux donnés dans les écoles sont nuisibles à l’idéal qu’ils conçoivent pour leurs enfants, il me semble qu’ils n’ont pas simplement le droit, mais le devoir de faire tout ce qu’ils peuvent, dans les limites de la loi, afin d’obtenir pour leurs enfants, aux frais de la société civile, l’institution d’une école non confessionnelle.» De même qu’hier nous avons légitimement demandé de ne pas forcer les enfants à recevoir un enseignement religieux contre la volonté de leurs parents, de même aujourd’hui, c’est en vertu de la même raison que nous demandons que nos enfants ne soient pas obligés de recevoir un enseignement antireligieux et relativiste dans nos écoles. Car rien ne sert de jouer à l’autruche, les manuels ne sont pas neutres idéologiquement, pas plus que les personnes qui doivent les enseigner.

Au nom de quel droit privons-nous les parents de choisir selon leur conscience de l’éducation qu’ils jugent appropriée pour leurs enfants? Tout droit découle d’un devoir. C’est parce que nous avons le devoir de vivre que tout ce qui est nécessaire à la vie nous est dû. De même, la famille a le devoir d’éduquer ses enfants et de ce devoir découle le droit de tous les parents à pouvoir être aidés de l’État par l’école pour donner une partie de cette éducation. La famille demeure la première responsable de l’éducation des enfants. «Son droit est inaliénable, antérieur au droit de l’État, et inviolable.»

D’ailleurs, c’est parce que la famille est la première responsable de l’éducation des enfants que l’Église s’oppose à baptiser de jeunes enfants contre la volonté de leurs parents. Or, l’État ne semble-t-il pas vouloir aujourd’hui baptiser à sa façon tous nos enfants sans notre consentement?

Charles De Koninck n’avait pas peur d’affirmer ce qu’il entrevoyait alors prophétiquement comme un dangereux dérapage démocratique : «J’ai bel et bien qualifié de tyrannique un régime qui n’admettrait et n’appuierait que des écoles non confessionnelles. Car justement ce régime dénierait la priorité du droit des parents – croyants, cette fois-ci – en matière d’éducation. Si, par ailleurs, nous voulions imposer les croyances de la majorité à tous les membres de la cité, nous serions coupables du même despotisme. Voilà ce qu’entraîne inéluctablement la liberté religieuse.»

C’est la santé même de la démocratie et des libertés fondamentales qui est en jeu. En effet, la liberté de toutes les consciences, même erronées, est indispensable au bien commun de notre société, pourvu qu’elles ne s’opposent pas aux lois civiles. Sans cette liberté de conscience, formée principalement par une libre éducation des parents, la vie politique risque de sombrer dans le despotisme. Car la principale différence entre un régime véritablement démocratique et une tyrannie, c’est que les citoyens du premier ont la «puissance de contredire» et sont ainsi cause d’eux-mêmes, non entièrement soumis à une autorité. Mais quand, dès le plus jeune âge, toutes les consciences d’une nation sont «formatées» identiquement selon le moule préféré de l’idéologie de l’État, il devient dès lors presque impossible d’espérer enrichir le dialogue et le débat publics de pensées et de consciences libres.

Ceux qui croient aux libertés fondamentales de l’être humain ne doivent pas imposer de force leurs croyances s’ils veulent être dignes de leurs idéaux. Ce n’est pas seulement la liberté des personnes croyantes qui est attaquée par ce programme; c’est la liberté même de tous les Québécois, croyant en quelque religion que ce soit, agnostiques ou même athées qui est compromise, puisque si un jour une idéologie dominante au sein de l’État peut être imposée de force à tous les enfants, demain cela pourra être n’importe quelle autre idéologie dominante qui sera prescrite.

Espérons que nous saurons être cohérents et ne suivrons pas l’adage des régimes totalitaires : «Quand nous sommes en minorité, nous réclamons pour nous la liberté au nom de vos principes; quand nous sommes en majorité, nous vous la refusons au nom des nôtres.» Loin d’être une menace, la liberté des familles à demeurer les premières responsables de l’éducation de leurs enfants est une richesse à protéger pour le plus grand bien de tous.

Daniel Bauchemin, Jean-Philippe Brissette, Julian Dugas, Simon Lessard, Laure Marais, Pierre-Nicolas Merkel, Jean-
Denis Paz, Hélène Rivet

Étudiants de 1er et 2e cycles en philosophie

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