Une population sans visages

Des prises de photos interceptées sur le campus? Je comprends que l’Université et son service de sécurité tardent à répondre à Impact Campus. C’est une gaffe difficile à expliquer. J’avais vaguement entendu parler de cas isolés. Ils semblent s’être multipliés.

La prise de photos et le tournage dans les lieux publics n’ont pas à être restreints. C’est l’utilisation des images qui peut, à la rigueur, faire problème. À la rigueur, dis-je bien, car à moins d’être réellement préjudiciable aux personnes devenues personnages, leur utilisation à des fins journalistiques, artistiques ou scolaires, devrait être facilitée.

J’étais directeur artistique de magazine lorsque l’arrêt Aubry contre Vice Versa est tombé. La défense judiciaire du photographe Duclos et du magazine a été bâclée. Des erreurs de droit importantes se sont produites. Résultat : un dangereux précédent encourage des personnages à crier à la «privatisation» de leur image, même sans l’ombre d’un dommage, avec de vagues espoirs pécuniaires. S’ils acceptent d’être consommateurs de médias, ils doivent aussi accepter d’être des objets autant que des sujets, d’apparaître comme d’autres le font sur des photos qu’ils regardent, d’être des personnes d’existence sociale. Le «pas dans ma cour» pour l’image est collectivement dangereux.

On n’empêchera jamais une personne d’en poursuivre une autre en justice pour quoi que ce soit. Une accusation ne fait pas un coupable. Comment s’est terminée l’affaire Duclos ? Plusieurs médias, aux avocats payés pour être prudents et parer toute éventualité, ne présentent plus que des bas de corps ou des photos floues d’une population sans visages.

L’espace public est le fondement de la démocratie. C’est l’agora grecque, le lieu d’expression, d’échanges, de rencontres. Or, certaines des photographies de presse les plus importantes de l’histoire, de Cartier-Bresson, de Dorothea Lange, de Jacques Nadeau, de Sebastiao Salgado, de Nick Ut, n’auraient pu être prises autrement qu’incognito et spontanément. Quand on dit, en exagérant peut-être, que des photos ont arrêté des guerres, révélé puis changé des conditions de vie ou de travail, ou suscité des solidarités de population après une crise, on parle de lieux où des autorisations auraient été ridiculement incongrues.

Les médias ont un travail à faire. Ils le font souvent mal, mais il ne faudrait pas les empêcher de bien le faire. En classe, on répète aux étudiant(e)s de communication de commencer par ne pas s’autocensurer inutilement. En espérant que la jurisprudence évoluera dans le bon sens, il n’y a heureusement pas de loi pour empêcher de photographier sur le campus. Y en aurait-il une, il resterait une différence entre ce qui est légal et ce qui est légitime. Que l’Université Laval soit une corporation frileuse de son image et de «sa réputation», c’est d’époque. Mais dans ses publicités, l’Université dit être «ouverte sur le monde» et constituer «un milieu de vie». Cela ne devrait pas être un slogan creux. La Direction des communications de l’Université veut «préciser une directive»? Qu’elle le fasse conséquemment. On espère aussi que l’Université Laval, acteur social et maison du savoir sinon du devoir, aura déjà rappelé son service d’ordre… à l’ordre.

Daniel Samson-Legault
Chargé de cours

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