Un récit en fragments
La secousse d’un corps contre l’eau comme un effet domino : de rupture en rupture, Pas de deux d’Anne Guilbault navigue du creux de la vague à son écume. Ce tourbillon narratif, qui multiplie les points de vue et les personnages, traduit la tempête des vies humaines, qui n’en peuvent plus d’attendre le calme… Et de le fuir.
Fort d’une structure en miroir, ce nouvel opus de l’auteure et professeure de littérature au Cégep Garneau trace le destin d’une petite communauté qui, impuissante, se regarde elle-même sombrer, en ricochet au suicide d’une jeune femme du haut d’un pont. À partir de cette toile sociale, l’auteure tisse l’histoire de treize personnages qui tentent, tant bien que mal, de s’accrocher alors que tout s’effrite autour d’eux. Les différents protagonistes prennent tour à tour la parole, redonnant corps à celle qui s’est abimée dans les vagues.
Cette pluralité des voix favorise ainsi une construction originale du discours, qui multiplie les détails, de manière à créer un éventail diégétique en kaléidoscope. Le lecteur assiste à la mise en relief des différents reflets d’une réalité subjective en constante fabrication. Le récit premier, celui du suicide de la jeune femme, amante d’un écrivain connu, trouve écho dans celui de Marie, la serveuse, qui s’est enfuie de son mode de vie étouffant. On découvre ainsi, à tâtons, ces fragments d’existence, auxquels s’ajoutent ceux des artistes du cirque ambulant.
Ces « pas de deux » témoignent, certes, d’une danse, mais invoquent également – et surtout – une absence ; ce qui se hisse de ces paroles en brèche, c’est bien la solitude d’êtres tourmentés, dont beaucoup de femmes : « être seule au milieu du bruit, moi je dis qu’il n’y a rien de pire ». Au mouvement s’oppose l’immobilité, qui guette les personnages tout autant que la fuite et la chute.
Le risque de rupture demeure présent : cette esthétique de recommencement se révèle un écueil auquel se heurte l’auteure – peut-être pas de plein fouet – dans la mesure que l’histoire ne va pas résolument en profondeur. À ce sujet, la plupart des textes avaient été auparavant publiés et ne sont donc pas inédits, ce qui donne à la lecture quelque chose du casse-tête, comme si le roman avait été monté en fonction d’un récit qui lui préexistait.
En soi, cela n’a rien de négatif. Sauf qu’après quelques chapitres, l’absence de progression notable pose un frein à la lecture. Si le tout est bien ficelé, la linéarité donne davantage l’impression qu’il s’agit là d’un recueil de nouvelles, même si le livre est présenté comme un roman.
En fragments, donc. Fragments d’histoires, fragments de personnages et fragments d’un récit qui transcende ce qui est raconté, par cette prise de parole multiple qui est opérée. En quelques cent pages, Pas de deux s’arrête à un large spectre de sujets, qui ont néanmoins le positif de conjuguer recherche formelle et thématique, par la mise en scène d’une réalité en vagues et en remous. C’est un mouvement constant… Qui mérite l’arrêt.