Le candidat à la maîtrise en philosophie de l’Université Laval, David Bordeleau, et la professeure de philosophie au Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue, Kate Blais, ont souhaité réagir à la publicité récemment retirée de la commission scolaire de Laval (voir image). Celle-ci visait directement l’enseignement et les cours généraux. Impact Campus leur laisse la parole.
La semaine dernière, la commission scolaire de Laval a rendu publique une publicité visant à promouvoir la formation professionnelle. Son slogan : « Pas de temps à perdre ! », enrichi d’une parenthèse qui donne le ton : « pas de philo, pas de littérature, pas d’anglais… tout ce qui te plaît ».
Le procédé rhétorique est tout simple. On présente un éloge de la rapidité caractéristique de la formation professionnelle en s’appuyant sur la perspective contrastante d’une formation collégiale fastidieuse, parce que dénuée d’intérêt. Avouons que les créatifs responsables de la publicité n’ont pas réinventé la roue. La comparaison dont ils se servent est par trop connue, si bien qu’on peut dire qu’elle est symptomatique de notre époque.
Or au collégial, en cours d’éthique, un de nous pointe aux étudiants des valeurs qui servent d’assise à notre société qui se technicise de plus en plus : la rentabilité, la rapidité, l’efficacité, l’utilité. Si les machines et l’industrie en général doivent être à la hauteur de ces exigences sans que cela pose problème, force est de constater que nous y sommes également soumis en tant qu’individus.
Au boulot comme à la maison, on nous demande d’être performants, vifs, rapides : optimaux. Ces exigences, nous les chérissons et les valorisons tellement, disait Günter Anders, que nous désirons de plus en plus ressembler à ces machines que nous produisons, à nous faire nous-mêmes objets, produits finis, à l’instar de ces machines qui opèrent de mieux en mieux.
Avec cette idée en tête, il n’y a plus rien d’étonnant au fait qu’un nombre toujours croissant de personnes utilisent des traitements pharmacologiques dans l’objectif de « soigner » l’épuisement et le dépérissement mental, voire le goût de vivre. Comment s’étonner de nous voir, humains, imparfaits, fatigables, limités, êtres finis, mais toujours volontaires, tenter de palier à nos imperfections par tous les moyens possibles afin de rester à la hauteur de nos créations?
En être incapables serait signe d’une faiblesse au niveau individuel, non d’un problème collectif. Ainsi nous relèverons le défi de la perfection, quitte à ce que la détresse et la mort en soient les seules récompenses.
Course à la production
Alors que des exigences, qui nous sont données principalement par l’organisation économique néolibérale, nous rendent malades, voilà qu’une institution scolaire, académique, les met de l’avant : arrêtez de perdre votre temps, intégrez le marché du travail et vite !
La course à la production nécessite tout votre souffle! Surtout, ne perdez pas votre temps à suivre une formation collégiale, où il y a des cours longs et inutiles comme la philosophie et la littérature. Inutiles, ces cours le sont pour deux raisons: ils dévorent le temps, sans même apporter de résultats immédiats. Comme un poids excessif ou un détour sinueux, ils nous font perdre de l’élan alors qu’on peine déjà à suivre le rythme imposé. Ils forcent à ralentir.
Dans La lenteur, Milan Kundera convie son lecteur à une expérience de pensée : imaginez-vous, marchant dans la rue, et tentant soudain de vous remémorer quelque chose… Que faites-vous ? Vous vous arrêterez net. « Qu’est-ce que c’était déjà ? » Pourquoi s’arrête-t-on pour se rappeler quelque chose ? Parce que la rapidité, c’est l’oubli : « Le degré de la lenteur est directement proportionnel à l’intensité de la mémoire ; le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli. » (Kundera, La lenteur).
La rapidité est l’oubli en cela que plus nous opérons rapidement, moins il est possible de penser, d’exercer une réflexion soutenue. Si la machine est aussi rapide et efficace, c’est exactement parce qu’elle ne pense pas. Paradoxe: pensée et rationalisation (au sens d’optimalisation) s’excluent mutuellement.
L’homme qui va vite est un homme qui s’oublie ; un homme qui s’oublie, c’est un homme qui vit à l’extérieur de lui. Autrement dit, cet homme ne vit pas, mais se fait volontairement machine.
De manière intéressante, Kundera pense que ce qui nous apparaît comme l’effet est en vérité la cause : c’est par volonté d’oubli que nous efforçons de suivre une cadence inhumaine. Cet énoncé fait état d’un nihilisme : si nous voulons oublier, briser nos corps au rythme d’une cadence inhumaine et refuser de nous recentrer sur nous même, c’est parce que nous ne désirons nous-mêmes rien de notre époque. Autant ne pas trop réfléchir à notre place ici, et qu’on en finisse!
Prendre le temps
Nous n’avancerons céans aucun argument sur l’utilité de la philosophie ou de la littérature au Cégep. Ce serait réitérer ce paradigme de l’utilité qui nous pousse à croire que tout ce que nous faisons doit avoir, dans l’immédiat, des conséquences concrètes, profitables, voire payantes.
Pour ce qui est de la perte de temps, les humanités n’en représentent certainement pas une en ce qu’elles permettent de prendre le temps, de se saisir dans le temps, pour ne pas s’oublier.
Chose certaine, les responsables de cette campagne de publicité à la commission scolaire de Laval auraient gagné à plutôt prendre le temps d’y penser.
Kate Blais, professeure de philosophie au Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue
David Bordeleau, candidat à la maîtrise en philosophie à l’Université Laval