L’objet théâtral qu’ont façonné les concepteurs-rices de M.I.L.F. est insolite, pétri de questionnements existentiels et de poésie. La pièce « anti-théâtrale » rompt avec les unités de temps, de lieu et d’espace. Elle aspire à « décadrer le théâtre » et fait la part belle à l’oralité de même qu’à la poésie. Impact Campus s’est entretenu avec Marjolaine Beauchamp, autrice et interprète, et Pierre Antoine Lafon Simard, metteur en scène de la pièce et directeur artistique du Théâtre du Trillium.
L’envie de consacrer un spectacle à la maternité et à la sexualité post-partum était pressante chez Marjolaine Beauchamp. Tandis qu’elle planchait sur un autre projet consacré aux ex-détenus, « c’est M.I.L.F. qui voulait sortir. J’avais déjà la semence » – en l’occurrence : un court texte livré à l’émission Plus on est de fous, plus on lit.
Une bourse a permis d’intégrer un aspect communautaire au projet. L’autrice est ainsi allée à la rencontre de « mères et de gens de tout acabit » pour alimenter sa réflexion. Parmi ces activités, une « soirée de démonstration de produits érotiques » a lubrifié les échanges sur l’expérience des mères, sur leur sexualité de même que sur leur rapport à l’acronyme « M.I.L.F. ». Une page Facebook a également été créée afin de récolter des témoignages.
Une « expérience de gang »
M.I.L.F. a éventuellement pris corps grâce à la contribution de plusieurs personnes. Selon Marjolaine Beauchamp, c’est d’ailleurs ce à quoi tient la distinction entre l’écriture dramatique et la littérature : « Ce qu’il y a de merveilleux dans l’écriture dramatique, c’est que tu te laisses aller : tu remets ce que tu considères comme le produit fini entre les mains de quelqu’un d’autre – les gens de l’éclairage, de la musique, de la mise en scène. C’est ce que je recherche beaucoup, tandis qu’en littérature, on est seul-e. J’ai eu l’immense chance d’avoir des théâtres sur mon chemin ».
L’intimité à laquelle ont consenti les membres de l’équipe a été féconde. « C’est une expérience de gang très intime, affirme à ce titre Marjolaine Beauchamp. On verse dans la vulnérabilité. Il y a quelque chose de très nerveux, de l’ordre de la mise en danger sur la scène, une tension d’équipe ».
L’artiste s’est flanquée du musicien Pierre-Luc Clément, « collaborateur intime à travers tous les projets ». Puis, Pierre Antoine Lafon Simard a conféré un peu d’ordre aux « textes pêle-mêle » ayant résulté des premières phases du projet. L’idée de travailler sur la problématique au cœur de M.I.L.F. paraissait « naturelle » au metteur en scène, bien que lui-même et quelques concepteurs soient des hommes. « Invariablement, les hommes et les femmes doivent discuter de ces enjeux de féminisme », considère-t-il. Le spectacle prétend d’ailleurs à l’universalité : « Une mère, on en a toutes une, souligne Marjolaine Beauchamp. Il est question de quête existentielle, de recherche : les femmes se demandent : “suis-je choisie? Est-ce que j’existe?” ».
Une réappropriation des codes de la pornographie
Il s’agit de la deuxième collaboration entre Marjolaine Beauchamp et Pierre Antoine Lafon Simard, après Taram créé en 2011. Les deux artistes évoquent l’évolution de ce projet comme s’il se fut agi d’un être vivant. La pièce a ainsi franchi nombre d’étapes, à travers un processus organique dans lequel l’« exercice du plateau a une incidence directe sur la création. Tout s’écrit avec les filles sur scène, à travers un exercice de mise en espace », résume Pierre Antoine Lafon Simard.
D’aucuns-es percevront « une filiation, un lien de maternité » entre M.I.L.F. et Les fées ont soif créée en 1978. Pierre Antoine Lafon Simard est d’avis qu’à l’instar de ce qui a été fait dans la pièce de Denise Boucher, « c’est en représentant l’archétype qu’on le déconstruit ». Si la pornographie a pour effet de désincarner la figure de la mère, l’équipe de M.I.L.F. entend la réinvestir et réfléchir à ce que la « porn a changé dans le paysage ». Le spectacle restitue aux femmes leur chair et leurs os – leur humanité –, alors que la pornographie tend à les réduire à « deux dimensions ». « Le porn, c’est du tout faux, argue Marjolaine Beauchamp. On voit la “petite mère” qui mérite encore de se faire baiser, malgré le fait qu’elle ait eu un enfant. Parce que ce n’est pas assez de faire un enfant : faut en plus qu’elle soit baisable!.. »
En fait de boutade à l’esprit délétère de la pornographie, M.I.L.F. y emprunte volontiers les codes. Pierre Antoine Lafon Simard explique que « la pièce est faite à la manière d’un photomontage, d’un clip internet ». Esthétiquement, le spectacle s’apparente ainsi aux vidéos pornographiques. Qui plus est, outre la réappropriation de la « terminologie », une « reprise de contrôle » supplémentaire consiste à ce que « les performeuses sur scène manipulent la technologie du spectacle, leur propre éclairage … ».
Un regard nuancé sur l’expérience des mères
À l’aune de telles frondes, l’auditoire pourrait appréhender un ton belliqueux. Or, la démarche est plutôt alimentée par un amour dévorant et sincère à l’endroit des femmes dont Marjolaine Beauchamp est allée à la rencontre.
Ces femmes forment la « brigade » évoquée dans le texte de la pièce, « une brigade de filles trop folles pour être voulues, trop fulgurantes pour être toutes seules, que tout l’monde aime à un bras de distance », qui « [se battent] pour se battre, pour avoir mal en quelque part à l’extérieur de soi ». « Je vois des gens à tous les jours, avec leurs joies, leurs amours, leurs désamours, renchérit Marjolaine Beauchamp. Beaucoup sont des femmes monoparentales. Ces femmes, je les admire toutes au plus haut point ». Elle souhaite les dérober à la « caricature » à laquelle les voue la « pensée populaire » en portant un regard nuancé sur leur vécu. « Il y a tellement de nuances! Il n’y a rien de catégorique dans M.I.L.F. : tout est mouvant », martèle-t-elle.
Quant à Pierre Antoine Lafon Simard, il est d’avis que M.I.L.F. renferme un paradoxe : celui de receler à la fois « une violence et une tendresse ». « À première vue, tout ça ne fonctionne pas ensemble, ajoute Marjolaine Beauchamp. Or, dans le show, ça se mélange de façon fluide. Le ton de la pièce est un curieux mélange de réalisme, de poésie et d’allégorie; d’éclats pis de silence, de poésie, de rock.» Une frappe en règle à l’endroit des idées réductrices, et une ode punk en l’honneur des mères, de leur caractère de « fighters, de femmes fortes ».
Extrait de M.I.L.F., paru aux éditions Somme toute :
« Il n’y aura pas de déflagration ni de scène de film uplifting où on se sent régler toute notre vie par procuration et où on y croit et on y croit jusqu’à la fin, le choc du générique. Il n’y aura pas de sexe torride, il n’y aura pas tes bras, peu importe qui tu es, tu ne seras en rien le moment que j’attendais. Et avancer, on fera ça seuls, avec peut-être un flashlight à la rigueur. Il n’y aura pas de rendez-vous ratés parce qu’il n’y a juste pas de rendez-vous. Rien de plus haut en mégahertz que le cri d’une chenille et on n’attend personne parce que nous sommes des soirées seules et des gens libres et des assassins du cours normal des choses.
Celui où tout le monde attend que quelqu’un prenne. Et où personne ne prend rien. »